AAC RFAS 2026-3/Intervenir à domicile. Care et émotions dans un contexte de désinstitutionnalisation

Appel à contribution pluridisciplinaire sur :
Intervenir à domicile. Care et émotions dans un contexte de désinstitutionnalisation
Pour le troisième numéro de la RFAS de 2026

Le dossier sera coordonné par Sophie Bressé (Fondation du Domicile), Catherine Lenzi (HES//SO – HETS Genève) et Abdia Touahria‑Gaillard (Observatoire de l’emploi à domicile).

Cet appel à contribution s’adresse aux chercheuses et chercheurs en anthropologie, sociologie, philosophie, psychologie, sciences de l’éducation, économie, histoire, sciences politiques, ou droit.

Les propositions sont attendues pour le mercredi 10 septembre 2025

Les auteur·trices intéressé·es sont invité·es à envoyer une brève note d’intention (une page, environ 500 mots) indiquant le titre provisoire de leur article, le terrain mobilisé, la problématique envisagée et une bibliographie indicative, sous format Word. La note ne devra pas faire apparaître les noms des auteur.es

Les propositions doivent être envoyées à l’adresse suivante :

RFAS-DREES@sante.gouv.fr

(Ne pas envoyer les propositions directement aux coordinateurs, et ce afin de garantir l’anonymat des propositions) Les articles sont attendus avant le lundi 2 février 2026


La RFAS attire votre attention sur le fait qu’elle s’engage à publier votre article durant le quatrième trimestre de l’année 2026, ce qui exclut la possibilité de demander un délai pour l’envoi de la proposition comme de l’article mais garantit une publication dans l’année

Les dynamiques contemporaines de « désinstitutionnalisation » (Lenzi, 2014) et/ou de « virage domiciliaire » (Jaeger, 2023), par analogie avec le « virage ambulatoire » qu’a connu l’hôpital, transforment en profondeur l’intervention sociale, médico-sociale et de soin. Loin de marquer la fin ou le déclin de l’institution (Dubet, 2002), l’appel à la désinstitutionnalisation renvoie à une reconfiguration du fait institutionnel (Stiker, 2024 ; Andrien ­ et Sarrazin, 2022) et de la prise en charge, désormais pensée, (dé)placée, et (re)placée progressivement dans le milieu de vie des personnes.

Ce changement de paradigme accorde ou réaccorde une place centrale au domicile que nous saisissons ici dans une acception large, en tant que lieu de vie et d’expression de soi : un « chez-soi » déjà existant ou reconstitué, choisi et ouvert sur l’environnement de la personne et la communauté (Lenzi et al., 2025). L’idéal poursuivi s’inscrit dans un modèle « émancipateur » qui vise à augmenter le pouvoir d’agir et de décision des personnes vulnérables de façon à ce qu’elles puissent « gouverner leur vie » selon leur propre choix avec le moins d’interférences possibles (Lachapelle et al. 2022). Partant, l’appel à la désinstitutionnalisation est systématiquement associé aux finalités de « vie autonome » et de « liberté de faire ses propres choix » que soutient le modèle des droits humains, dont celui à l’autodétermination (Eyraud et Béal, 2021).

Concrètement, au-delà du modèle des droits humains, l’objectif de protection peut se trouver relégué au second plan derrière l’objectif d’émancipation, considérant que le « droit au risque » participe de la dignité d’un individu autonome (Bureau et Rist, 2018). Alors que l’appel à la désinstitutionnalisation vient soulever des questionnements autour du droit des personnes, notamment du droit à l’autonomie de vie (Eyraud et al., 2022), ce dossier souhaite approcher le phénomène sous l’angle des reconfigurations institutionnelles et d’intervention qu’il induit, peu étudiées à ce jour.

Andrien et Sarrazin (2022) considèrent que la désinstitutionnalisation dans le secteur médico-social et sanitaire ne peut se résumer à la simple fermeture des établissements spécialisés. Elle est avant tout l’élément d’un processus, le processus d’institution,où les règles et normes instituées sont remises en cause et réinventées en permanence, notamment, et surtout, dans le milieu de vie des personnes. Perspective qui s’inscrit dans une approche de l’intervention à domicile instituée comme un processus constant de transformations institutionnelles et organisationnelles (Lenzi et al. 2020), voire d’innovation sociale (Andrien et Sarrazin, op.cit.).

Alors que la « désinstitutionnalisation » a fait couler beaucoup d’encre par son caractère polysémique et controversé (Stiker, 2024), peu d’études à ce jour ont finalement pris à bras le corps cette notion comme objet de recherche à part entière. Rejoignant ce constat, Andrien et Sarrazin (2022) pointent non seulement le déficit de connaissances sur ce que recouvre le terme de désinstitutionnalisation dans le secteur médico-social, mais également sur la manière de la mettre en œuvre.

Il apparaît clairement qu’au sein des domiciles, plus encore qu’en établissements spécialisés, parce que situés au plus près des épreuves d’existence des personnes, les professionnel·les du soin, du travail social, de l’aide à la personne doivent composer avec une multitude de paramètres : entre proximité et distance, intimité et contrôle, prescriptions organisationnelles et exigences relationnelles (Dumais-Michaud et al., 2021). Dans ce contexte, le care tel que défini par Joan Tronto[1] (2013), tout comme les émotions au travail ou le travail des émotions qui le sous-tendent (Fortino et al., 2015 ; Jeantet, 2018) jouent un rôle déterminant mais ambivalent : à la fois mobilisés comme leviers pratiques et puissant ressort d’action dans l’intervention mais rarement reconnus comme compétences professionnelles (Lenzi et Milburn, 2019).

Bien que le mouvement à l’œuvre de désinstitutionnalisation ou de virage domiciliaire ait peu été étudié dans ses effets de reconfigurations institutionnelles et professionnelles autour du care et des émotions, mécanismes passés sous silence, on notera des avancées intéressantes de travaux conduits en milieu francophone quant à la compréhension des enjeux moraux, sociaux, politiques et professionnels de l’accompagnement à domicile (Giraud, 2016 ; Puech et Touahria Gaillard, 2018 ; Jetté et Lenzi, 2020 ; Veyre et al. 2023 ; Wittorski et Charalampopolou, 2023 ; Hugentobler, 2024 ; Lenzi et al., 2025) et ses impacts en termes de coconstruction de l’intervention et de soutien à l’autonomie entre innovation et régression (Jetté et al. 2025).

Ces situations de distorsion entre la prescription et la réalité du travail en train de se faire révèlent de la part des intervenant·es à domicile un investissement dans la mission de protection des personnes au-delà de leur seul mandat d’intervention. Cet engagement professionnel d’un genre particulier, au plus près de l’écosystème des personnes, prend appui sur une implication émotionnelle dans le travail relationnel (Fortino, op. cit. ; Virat et Lenzi, 2018) et met en relief un fort attachement à des valeurs professionnelles. Par cet éclairage, il ne s’agit donc pas de découvrir que les professionnel·les peuvent être doté·es d’émotions , mais de démontrer que celles-ci font partie intégrante du métier, qu’elles n’ont rien d’accidentel et de facultatif (Fernandez et al., 2014). En effet, alors qu’il est fréquent dans la tradition sociologique d’opposer les émotions ou les passions à la raison, nous défendons au contraire le principe que ces dernières sont dotées d’une raison morale ou d’une sensibilité rationnelle (Déchaux, 2002).

En lien avec cette dimension émotionnelle, sensible, systématiquement occultée dans les ressorts de l’agir car opposée à la raison, Jean-Hugues Dechaux (2002) rappelle le rôle qu’a pu jouer Hume en intégrant dans son programme philosophique l’éclairage du rôle des passions dans l’action. À savoir, comprendre la manière dont la raison sert les passions. Par-là, le programme de Hume invite à prendre au sérieux les passions, à savoir l’état affectif de l’acteur·rice et la façon dont il ou elle perçoit la situation dans laquelle il ou elle se trouve par le prisme du sensible. Cette ligne de fond nous conduit à intégrer à l’analyse du travail émotionnel (Hochschild, 2003), comme du travail du care (Molinier, 2015), les normes non pas comme contraintes externes, mais précisément comme une composante à part entière de l’action elle-même (Dechaux, op.cit.).

Par cette voie, il devient possible de considérer les émotions dans la construction de l’agir professionnel au cœur du « travail de désinstitutionnalisation » (Sticker, op. cit) comme une « raison morale » du métier qui augmente sa part interprétative dans les prises de décisions et les options prises. Ainsi, nous nous accordons à dire que la connaissance intime et émotionnelle des publics se conjugue avec la raison pratique et le professionnalisme : elle est, dans cette perspective, l’expression la plus aboutie de la compétence interprétative, en somme, de l’agir prudentiel (Champy, 2009) guidé par les valeurs du champ professionnel et une éthique de la relation ou du care (Brugère, 2017).

Ce numéro souhaite donc interroger les formes que prennent les normes et pratiques du care et les émotions, dans un contexte de désinstitutionnalisation, quand elles traversent les pratiques d’intervention, d’aide, de soutien à domicile, à différentes échelles, à partir d’une diversité de terrains, d’approches théoriques et de méthodes. Il s’agit de comprendre comment le care, les émotions et les configurations domestiques interagissent dans la production des accompagnements au domicile et induisent ou non de nouvelles formes de travail et de réception du « prendre soin ».

Comment les émotions sont-elles mobilisées pour accompagner ou émanciper ; comment peuvent-elles au contraire participer à « faire » consentir ou assujettir ? Comment le domicile recompose-t-il les frontières entre prescription, négociation et réception du soin ou de l’aide ? Quels sont les effets des configurations domiciliaires sur la gouvernementalité du care, la fabrique des vulnérabilités et la coproduction des réponses ? Et enfin, comment, à une échelle plus macro, les émotions collectives qui traversent nos sociétés, en lien avec les contextes, influencent-elles les politiques publiques du care à domicile ? Récemment, la crise sanitaire du Covid-19 a notamment fait émerger l’idée que le domicile est le lieu par excellence de la sécurité (Burgel, 2021) et a largement contribué à diffuser une culture de la prévention du risque (Dozon et Fassin, 2001) qui consiste plus à l’éradiquer (y compris en supprimant des libertés) qu’à l’intégrer et à s’y adapter, culture qui imprègne progressivement les politiques publiques du care à la fois dans leur intention, et dans leur traduction en actes (formation des professionnel·les, protocoles d’intervention des différents acteur·rices, etc.).

Cet appel à articles souhaite rassembler des contributions pluridisciplinaires (anthropologie, sociologie, droit, science politique, philosophie, psychologie, etc.) autour de trois axes principaux.

Axe 1. Définir et négocier le care et les émotions à domicile ? 

Aujourd’hui, et contrairement au modèle asilaire de traitement des vulnérabilités qui avait cours au xixe siècle (Guillemain, Klein et Thifault, 2018), le domicile s’impose dorénavant comme le lieu central de l’intervention sociale, médico-sociale et sanitaire organisé dans une logique de « plateforme » de services, dans un modèle inscrit dans une perspective de gouvernance (territoriale) inclusive.

Lieu de vie, espace d’intimité, mais aussi de vulnérabilité et potentiellement d’isolement (Argoud et al., 2024), le domicile reconfigure les pratiques du care, les modalités d’accompagnement et les rapports de pouvoir (Avril, 2014) et d’émotions entre professionnel·les, personnes accompagnées et proches aidant·es (Petiau et al., 2021). En son sein, les transactions identitaires, qui désignent l’ensemble des interactions et ajustements par lesquels une personne façonne son image de soi et négocie son identité, avec elle-même et avec autrui, se reconfigurent.

En ce sens, le domicile peut être compris comme un espace négocié – un ordre négocié (Strauss, 1990) où vont se redéfinir les frontières entre soin, accompagnement, contrôle et autonomie. Le domicile rend donc plus prégnant le travail émotionnel (Hochschild, op.cit) des professionnel·les, des personnes accompagnées et des acteur·rices qui composent leur écosystème de façon plus large (proches, pairs-aidant·es…).

Ainsi, au-delà des dispositions des intervenant·es à être affecté·es par les situations limites de prise en charge au domicile et dans le milieu de vie des personnes vulnérables, ce dossier entend, dans une approche pluridisciplinaire qui dépasse le seul champ du social, porter une attention particulière aux « règles des sentiments » (Hochschild, op. cit) et à la construction sociale des émotions qui, tout à la fois, activent des ressorts émotionnels, support à la « sagesse pratique » guidée par une éthique du care (Zilienski, 2009) et, dans le même temps, passent sous silence les « sentiments moraux » (Paperman, 2009) qui s’expérimentent en pratique et forgent une connaissance sensible des publics au fondement du « jugement professionnel » et de sa rationalité émotionnelle.

Les contributions attendues ici pourront portées sur les axes de questionnements suivants :

  • La définition du care au domicile : quelles sont les formes de travail « avec », « sur », « sans » la personne (Lima, 2016 ; Touahria Gaillard, 2021) qui définissent le care au domicile et dans les articulations entre prescription, réception, négociation du « prendre soin » ?
  • Les transactions du travail des émotions : comment les émotions sont-elles travaillées et mobilisées pour faire consentir, accompagner, assujettir ou/et émanciper ? Quelles sont les logiques de négociation, collaboration, coproduction, coconstruction sous-jacentes au travail des émotions et des émotions au travail ?
  • Les éthiques du care au domicile : comment se construisent-elles dans l’interaction, la renégociation des rapports de pouvoir, la confrontation entre les savoirs profanes et les savoirs professionnels, et dans le cadre des politiques publiques qui se font l’écho des émotions collectives ?
  • Les enjeux sociaux, moraux et politiques : comment le domicile cristallise-t-il et permet-il de négocier les dilemmes entre liberté et sécurité, protection et émancipation, autonomie et contrôle (Donzelot, 1977 ; Puech, Touahria Gaillard, op. cit. ; Ville, 2009) ?
  • La fabrique inclusive du domicile : comment l’espace domestique devient-il un lieu de transaction, d’inclusion, voire d’exclusion ?

Des analyses comparées des politiques d’intervention à domicile et dans d’autres milieux de vie, des études sur les effets du domicile sur l’expression des formes de la rationalité émotionnelle et des pratiques professionnelles, ainsi que des recherches sur les effets du domicile sur la gouvernementalité du care (à savoir sur « qui porte la parole du care dans les espaces délibératifs ? ») sont particulièrement attendues.

Axe 2. Articuler sécurité, protection et liberté dans l’accompagnement à domicile ?

Le domicile, à la fois lieu d’intimité pour le bénéficiaire des soins et espace de travail pour les intervenant·es et les proches, est traversé par des normes sociales, des dispositifs institutionnels, des tensions éthiques et affectives. Une diversité de gestes de care y sont réalisés qu’ils soient formels ou informels, rémunérés ou non, dispensés par des intervenant·es sociaux, domestiques et personnels de soin établis ou non, proches et pair-aidant·es et acteurs·rices de proximité de manière plus large.

Pour l’ensemble des intervenant·es à domicile, il s’agit de trouver un équilibre entre la prévention des risques et la protection d’une part, la préservation de la liberté, de la dignité et de l’émancipation des personnes d’autre part. Pour autant, l’exercice consiste à éviter une approche trop sécuritaire qui risquerait de limiter l’autonomie des personnes accompagnées, tout en s’assurant que les risques pris ne menacent pas leur sécurité ou leur dignité.

Les articles qui s’inscriront dans ce deuxième axe pourront interroger les tensions entre gestion des risques et dangers encourus par les personnes dites « vulnérables » et la préservation de leur protection et dignité.

Ici, les contributions pourront répondre aux questionnements suivants :

  • Quels affects ou normes émotionnelles engagent, pour le ou la professionnel·le, l’articulation des logiques de protection et du droit à l’autodétermination des bénéficiaires de soins (Bressé et Touahria Gaillard, 2023 ; Masse et al. 2020) ?
  • Comment concilier les impératifs de prévention et de protection avec les démarches d’émancipation et de respect des libertés individuelles ?
  • Comment les normes sociales et culturelles influencent-elles la manière dont les professionnel·les perçoivent et gèrent la vulnérabilité des personnes, notamment en cherchant à concilier prévention des risques et émancipation ?
  • Quelles représentations sociales du risque, du danger, et de la protection guident les pratiques professionnelles au domicile, et comment ces représentations peuvent renforcer ou limiter l’autodétermination des bénéficiaires ?
  • Comment les relations de pouvoir et d’autorité se manifestent dans les interactions entre professionnel·les et bénéficiaires lorsqu’il s’agit de négocier les mesures de sécurité et les marges de liberté ?
  • Comment les professionnel·les perçoivent et négocient la frontière entre acte de soin, protection légitime et intrusion portant atteinte à la dignité ou à la liberté ?
  • De quelle manière les professionnel·les intègrent les impératifs institutionnels (normes, responsabilités légales) et les attentes des bénéficiaires dans leurs décisions relatives à la sécurité et à la dignité ?
  • Quels sont les effets émotionnels et affectifs (peur, ambivalence, sentiment de responsabilité, frustration) sur les professionnel·les qui doivent naviguer entre contraintes de protection et respect de l’autonomie ?
  • Comment les professionnel·les expriment et gèrent les tensions éthiques liées à l’articulation entre protection et droit à l’autodétermination des personnes vulnérables ?
  • Quelle influence les dispositifs technologiques de surveillance (télésurveillance, objets connectés) ont sur les interactions entre professionnel·les et bénéficiaires et sur le travail émotionnel réalisé ?
  • Mais aussi quelles sont les émotions (impuissance, non-reconnaissance de leur légitimité, colère, sentiment d’inutilité, etc.) des personnes accompagnées qui génèrent cette tension, et peuvent parfois les mener dans les logiques de « glissement ». Et en quoi ces émotions sont singulières lorsque l’accompagnement se déroule dans leur domicile (par opposition à un établissement dont les règles de fonctionnement s’imposent à tous).

Axe 3. Organisation du travail et reconnaissance du « jugement professionnel » au prisme des émotions ?

Chaque organisation de travail produit et impose des règles sur l’expression émotionnelle jugée adaptée. Ces « règles des sentiments » (Hochschild, op. cit) prescrivent des comportements et contribuent à encadrer les interactions. Le domicile devenu espace professionnel, institué, réorganise le travail qui s’y déroule en impliquant de nouvelles dimensions sociales, culturelles et émotionnelles.

Dans le champ médico-social d’intervention à domicile, les émotions des professionnel·les peuvent opérer à la fois comme des ressources pour guider l’action, des normes ou des contraintes. Reconnaître les jugements professionnels au domicile, en y intégrant la prise en compte des émotions, offre un éclairage nouveau sur la complexité des pratiques. Ce prisme révèle comment les expériences vécues influencent les prises de décision professionnelles. Néanmoins, ces émotions à l’œuvre au domicile peuvent également produire des dissonances émotionnelles. Par exemple, l’obligation d’aligner émotions et normes organisationnelles peut générer des conflits éthiques, des difficultés à concilier exigences institutionnelles et engagements personnels.

Ainsi le travail émotionnel est-il largement mobilisé dans les interventions à domicile. Cependant, les compétences qu’il requiert restent souvent individualisées, naturalisées et intériorisées par les professionnel·les et les institutions qui les emploient. De ce fait, elles peinent à être valorisées alors qu’elles impliquent des ajustements constants dans la gestion de l’intimité (du bénéficiaire comme du ou de la professionnel·le), de la distance relationnelle et des rôles sociaux attendus (Fortino, 2015 ; Lenzi, 2020). Ce travail émotionnel met en jeu une économie morale du don et du contre-don (Mauss, 2023[1925]), mais aussi des inégalités sociales, genrées et racialisées souvent invisibilisées. Dans ce contexte, comment la division sociale du travail émotionnel s’articule-t-elle au genre, à la race, à la classe ? Quelles stratégies de reconnaissance ou d’autorégulation sont développées par les professionnel·les et par l’ensemble des intervenant·es en (co)présence ?

Comment les émotions façonnent-elles les décisions professionnelles ? Quelles sont les pratiques et les discours qui émergent face à ces enjeux dans les contextes de soin, d’accompagnement et d’intervention à domicile ? Quelles sont les émotions collectives qui concourent à repenser ces enjeux et reconfigurer les pratiques ? Par exemple, là où l’attention à l’autre et l’envie d’aider, semblaient initialement structurantes des éthiques du care, on perçoit nettement aujourd’hui que la peur (la peur pour soi, la peur pour son proche, la peur d’être tenu pour responsable, etc.), dans un contexte globalement plus anxiogène, y joue également un rôle, favorisant parfois des prises de pouvoir injustifiées.

Comment ces émotions mettent-elles au travail les professionnel·les et l’ensemble des acteurs.actrices du domicile (personnes concernées, proches/pairs-aidant·es…) ? Quelle place est accordée aux émotions dans les processus de management et d’organisation du « prendre soin » dans un contexte de désinstitutionnalisation ?

Ce troisième axe pourrait également interroger :

  • la reconnaissance de la charge mentale, émotionnelle (le burden, le fardeau) dans les politiques de l’emploi ou de la formation ;
  • les enjeux et les effets du travail émotionnel sur la reconnaissance professionnelle des intervenants au domicile ;
  • les formes de réflexivité professionnelle et d’analyse de pratique mises en œuvre par les intervenant·es ;
  • les incidences des formes d’organisation du travail à domicile (temps, horaires, durée des interventions, déplacement entre deux domiciles, etc.) sur la gestion et l’expression du travail émotionnel.

À travers les trois axes proposés au cœur du présent dossier, l’ambition centrale est bien de cerner les transformations institutionnelles et professionnelles induites par l’appel à la désinstitutionnalisation et ce qu’intervenir à domicile dans un tel contexte suppose.  Ce sont les supports à ce « travail de désinstitutionnalisation » (Sticker, op.cit) que nous nous fixons ici de mettre au jour, à savoir le care et les émotions qui le sous-tendent.

L’intervention à domicile devient dès lors un espace de négociation, un champ de tensions, de dilemmes (éthiques, moraux, citoyens, professionnels…), d’innovation aussi, et de transformations (institutionnelles, organisationnelles, sociétales) que ce numéro de la Revue française des affaires sociales entend documenter. Les propositions attendues pourront ainsi contribuer à penser, à différentes échelles, ce que le domicile fait aux pratiques de care et aux émotions et inversement, tout en interrogeant les conditions dans lesquelles ces pratiques deviennent visibles, légitimes ou restent impensées.

Références bibliographiques

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[1] Dans Un monde vulnérable. Pour une politique du care (2009), Joan Tronto définit le care comme tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde » de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible.