Séminaire d’animation du portail Publisocial
Compte-rendu de la séance du mardi 23 mars 2021
La Revue française des affaires sociales a organisé le mardi 23 mars 2021 un séminaire de réflexion sur la production des données probantes par les institutions de santé. Ce séminaire s’inscrit dans la continuité du séminaire[1] qu’elle avait organisé le 14 novembre 2019 sur le rôle de la littérature grise dans la recherche, à l’occasion du lancement du portail documentaire Publisocial[2]. Il a débuté par un mot de bienvenue d’Aurore Lambert (Secrétaire générale de la RFAS) et une présentation générale du projet Publisocial. Joseph Hivert (collaborateur scientifique de la RFAS) a ensuite présenté le conférencier invité, François Alla, professeur de santé publique à l’Université de Bordeaux et directeur adjoint de l’Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement (ISPED), et les attendus de la séance. L’objectif de ce séminaire était de réfléchir à la façon dont les institutions de santé produisent des données probantes et contextualisées et d’interroger comment ces données s’articulent aux données de recherche.
François Alla est intervenu sur la question de la production des données probantes par les organismes publics (de santé). Il a d’abord rappelé que si cette question peut sembler simple, elle prend en réalité le contre-pied de la façon dont les choses sont présentées généralement : les chercheurs produiraient des données probantes et les décideurs les utiliseraient ou pas. Il se propose de montrer que le processus de production des données est plus interactif, plus dynamique et que les institutions produisent elles aussi des données probantes. Son propos vise donc à dépasser le clivage entre producteurs de données probantes et utilisateurs de ces données.
François Alla a souligné en introduction quelques éléments qui permettent de mieux cerner les enjeux autour des données probantes. Le système de santé français est confronté à un contexte qui change (transition épidémiologique, vieillissement, innovation technologique, révolution digitale, évolution des attentes sociales de la population, etc.) et ses performances sont mitigées : il est à la fois efficient et performant mais comporte cependant un certain nombre de faiblesses (en termes de prévention, d’inégalités sociales et territoriales de santé, de stagnation d’espérance de vie sans incapacités, etc.). Le système de santé français se caractérise par une organisation et une régulation non optimales et par une faible capacité d’adaptation. La crise sanitaire actuelle constitue un bon révélateur des forces et faiblesses de ce système qui comporte une myriade de décideurs, d’acteurs, d’instances, de niveaux territoriaux.
Le système de santé a besoin d’évoluer, voire de se transformer. Plusieurs axes de transformation sont actuellement en cours, notamment avec Ma santé 2022. Il conviendrait de faire évoluer les centres de gravité – de l’hôpital vers la ville, d’un système de soins vers un système de santé, de la santé vers l’intersectoriel – mais aussi de penser de nouvelles modalités organisationnelles, d’organisation de soins, d’organisation associant les soins avec d’autres acteurs. Le système de santé gagnerait également à intégrer les évolutions technologiques et numériques, en particulier en termes de système d’information et d’objets connectés, mais aussi à prendre en compte les évolutions sociales. Ces évolutions et adaptations doivent être réalisées dans une démarche evidence-based car il est d’autant plus important de s’appuyer sur des éléments probants qu’il est nécessaire de faire évoluer le système de santé et de l’améliorer collectivement pour palier ses faiblesses.
Ce raisonnement conduit à la notion de données probantes. Quelles preuves (données probantes) utilisées pour ces transformations ? L’OMS définit les données probantes comme « des conclusions tirées de recherche et autres connaissances qui peuvent servir de base utile à la prise de décision dans le domaine de la santé publique et des soins de santé » (OMS 2004). François Alla estime que cette définition a le mérite de rappeler que les donnés probantes n’ont de sens que si elles servent la décision collective (à l’échelle des politiques publiques) ou individuelle (à l’échelle des professionnels de santé) et qu’elles sont non seulement issues de la recherche mais aussi d’autres connaissances. On touche là à un point très important : la nécessité d’adopter une vision multidimensionnelle de la preuve et de ne pas limiter les données probantes à la recherche. En effet, la preuve est constituée de trois dimensions : 1) les données scientifiques issues de la recherche et de la littérature scientifique ; 2) les données expérientielles, ou savoirs tacites (issus des personnes) qui réfèrent aux « savoir-faire » des professionnels qui ont accumulé un bagage de connaissances théoriques et d’expériences pratiques (expérience, jugement, valeur, préférence) ; 3) des données contextuelles, généralement issues de la littérature grise.
Il convient donc de ne pas réduire les données probantes aux données de recherche. François Alla reprend ici le schéma de Brownson (2009) sur la démarche probante (evidence-based), sur la santé publique fondée sur les preuves, qui montre bien l’intégration de ces différentes dimensions. C’est une démarche d’action, de décision individuelle ou collective (decision-making) qui, pour être optimale, a besoin de s’appuyer sur les données issues de la recherche mais aussi sur l’expertise des parties-prenantes ainsi que sur les caractéristiques (épidémiologiques et sociodémographiques) et les préférences et valeurs des populations qui prennent sens dans un contexte organisationnel donné. Contre les visions univoques de la preuve scientifique, qu’on retrouve y compris parmi les promoteurs de la démarche probante, François Alla insiste sur l’importante de la contextualisation des données scientifiques qui doivent être intégrées à d’autres éléments (contexte organisationnel, caractéristiques des populations, etc.) pour améliorer les pratiques.
Il est donc nécessaire de disposer de données contextualisées. En effet, si les vaccins par exemple peuvent être mis en vente au niveau mondial parce que globalement les caractéristiques biologiques des humains ne sont pas trop différentes d’un contexte à un autre, il en va autrement pour une organisation ou un dispositif car il s’agit d’objet dépendants des contextes et non transposables d’un système à un autre, en tout cas non transposables sans adaptation selon les spécificités du contexte (culturel, organisationnel, juridique, etc.). Ce qui signifie que l’on a besoin de données produites en contexte (en France), soit parce que l’on construit des interventions de novo, soit parce que l’on transpose et adapte des interventions mises en place ailleurs. Ce qui incite à être prudent à l’égard des dispositifs clés en main que proposent certains bureaux d’étude
François Alla souligne également la nécessité de disposer de données en vie réelle. En effet, les innovations « de laboratoires » produites dans des contextes extrêmement contraints (essais randomisés, etc.) sont souvent un échec au moment de la mise à l’échelle parce que les conditions dans lesquelles ont été réalisées les innovations sont très éloignées des conditions de la vie réelle en termes de relations entre les professionnels, de financement, d’accompagnement, etc. En France, nous avons du mal à passer du contexte de recherche à la vie réelle ou plus précisément aux multiples dimensions de la vie réelle. Il faut réussir à produire des données probantes qui soient adaptables à la diversité des contextes dans lesquels on souhaite mettre en œuvre les innovations. D’où l’importance, à côté des recherches en laboratoire (research based), de capitaliser sur les innovations produites par les acteurs de terrain comme les collectivités territoriales, les professionnels de santé, les associations, etc. On peut produire de la preuve en laboratoire par la recherche mais on peut aussi produire de la preuve en capitalisant à partir des expériences de terrain (field based). Dans ce cadre, les données produites par ou avec des institutions sont importantes. Les données expérientielles produites par les institutions, les structures et les professionnels qui les composent font en effet partie des données probantes. Les données contextuelles sont également essentielles à la fois pour définir des priorités, pour identifier des leviers sur lesquels agir et pour évaluer l’effet des dispositifs et des mesures qui sont mis en place. Enfin, les institutions sont à la fois une source et un donneur d’ordre important pour réaliser des évaluations contextualisées et en vie réelle. Les institutions sont génératrices potentiellement de données probantes.
François Alla poursuit son intervention en posant la question de savoir comment générer des données probantes. Si l’on schématise, indique-t-il, il existe deux modes de production des données probantes : la recherche d’une part, et la production de statistique et les évaluations d’autre part, même si la frontière entre les deux est poreuse. Au niveau des systèmes de santé ou des services de santé, qui constituent un des champs de recherche en santé publique, la recherche étudie l’accès aux soins de santé, leur coût et leurs impacts sur les patients et se donne pour objectif d’identifier les meilleures stratégies pour organiser, gérer, financer et fournir des soins de haute qualité, la réduction des événements indésirables et l’amélioration de la sécurité des patients. Ce qui est intéressant dans ces recherches, et cela permet de faire le lien avec les données probantes, c’est leur utilité sociale en plus d’un objectif conceptuel. Ces recherches sont à la fois conceptuelles (elles visent à améliorer le niveau de connaissance) et opérationnelles (elles sont directement ou indirectement utiles à l’action et à la décision)[3]. La Stratégie nationale de santé (SNS) entend d’ailleurs faire de la recherche un instrument d’aide aux décisions politiques en matière de santé. François Alla note qu’il y a là quelque chose de novateur dans le discours institutionnel français car il n’y a pas en effet d’un côté le monde de la recherche et de l’autre le monde de la santé : les deux doivent communiquer dans la mesure où la recherche constitue un outil au service de la santé.
Il évoque ensuite l’état des lieux de la recherche en santé publique et le travail collectif auquel il a participé sur cette question et qui avait pour objectif d’identifier celles et ceux qui produisaient des données et les thèmes étudiés. Ce diagnostic, qui s’insérait dans un objectif à la fois national et européen, a donné lieu à des publications[4]. Il ressort de cette étude que la production scientifique en santé publique est en forte croissance en France (x 3 entre 2005 et 2015) mais qu’elle demeure quantitativement faible par rapport à d’autres pays (elle représente 1% de la production mondiale alors que la recherche en santé en France représente 5% de la production mondiale) : si la France est plutôt bien placée en recherche en santé, elle l’est beaucoup moins dans le domaine de la recherche en services de santé ou de santé de façon générale (clinique ou épidémiologique). Au-delà des aspects quantitatifs, cette étude a mis au jour des décalages entre les thématiques les plus étudiées et les besoins des décideurs. À titre d’exemple, alors que les soins de santé primaires constituent aujourd’hui un enjeu central (avec Ma santé 2022), la plupart des publications continuent de porter sur l’hôpital. La recherche reste ainsi très hospitalo-centrée, à l’image de l’hospitalo-centrisme du système de santé.
Un autre enjeu, précise François Alla, est de faire de la recherche un levier du processus d’innovation. Il convient de transformer notre système de santé dans sa gestion, sa gouvernance mais aussi d’innover technologiquement et surtout organisationnellement en imaginant différentes façons de gérer un établissement et de s’organiser sur le territoire (pour les soins primaires, entre ville et hôpital). Dans ce processus d’innovation organisationnelle, la recherche se trouve, ou devrait se trouver, à toutes les étapes de l’innovation, c’est-à-dire aussi bien au niveau de la conception de l’innovation, de la viabilité, de l’efficacité et de la mise à l’échelle. Cependant, la recherche est peu mobilisée, en France, par les décideurs dans le processus d’innovation organisationnelle (contrairement à la production de la recherche médicale, par exemple sur les médicaments). La plupart des innovations organisationnelles sont « mises sur le marché », financées et parfois mises à l’échelle sans évaluation préalable. Dans le champ de la recherche en santé publique par exemple, il y a 30 000 actions financées chaque année par les agences régionales de santé (ARS) mais sans pré-requis ni évaluation préalable. Pour décider, on s’en remet au « bon sens », à la croyance en l’efficacité intrinsèque de certains leviers (par exemple, l’intrinsèque bienfait de la prévention) et aux effets de modes sans avoir à faire une démonstration préalable du service rendu à la population, malgré le financement public. C’est le cas par exemple des applications de santé (contre le tabagisme, pour le bien être, le sommeil, etc.) qui sont très nombreuses (plus de 100 000) aujourd’hui sur le marché francophone mais dont une toute petite minorité a été évaluée (à peine 10) alors que certaines d’entre elles ont reçu des financements publics. On est donc loin d’un système efficient. La plupart des innovations organisationnelles voire technologiques dans le domaine de la santé sont diffusées en France sans évaluation préalable. Ce qui pose un problème, d’autant plus important que la plupart de ces interventions sont inefficaces. En matière de prévention par exemple, sur les 30 000 interventions financées chaque année par les ARS, combien sont efficaces ? S’il est difficile de le savoir, les travaux sur la question tendent dans l’ensemble à souligner leur manque d’efficience. François Alla prend ensuite l’exemple des prévention des addictions (tabac, alcool et cannabis) chez les jeunes en âge scolaire sur lesquelles il travaille avec son équipe : selon une revue systématique réalisée il y a quelques années, sur 100 interventions, 30 sont efficaces, c’est-à-dire qu’elles vont réduire la consommation chez les jeunes mais 70 sont inefficaces et 5% sont délétères, c’est-à-dire qu’elles produisent des effets contraires aux effets escomptés. Il évoque également l’exemple de l’évaluation par la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et conduites addictives (MILDECA) de 5 programmes de prévention des conduites addictives chez les jeunes en France : parmi 4 programmes évalués, 2 ont eu des effets positifs mais 2 autres ont généré des effets contre productifs en débouchant sur une augmentation des conduites addictives chez les jeunes qui bénéficiaient des programmes par rapport aux jeunes qui n’en bénéficiaient pas[5]. Ce constat rejoint l’expertise collective de l’INSERM mais aussi les recommandations européennes : la plupart des actions de prévention des addictions chez les jeunes mises en place aujourd’hui sont soit inefficaces, soit délétères.
Qui produit les données de recherche ? Si les organismes de recherche et les universités produisent des données de recherche, François Alla souligne également la place importante des institutions dans la production de recherche en interne, à travers des équipes spécifiques ou des départements (des infrastructures au sein des institutions). En recherche en service de santé par exemple, la plupart de la production de la recherche est réalisée par des institutions plutôt que par des laboratoires de recherche[6]. Les services de santé sont aussi au cœur des préoccupations de certaines institutions intervenant dans le champ de la santé, voire plus précisément des services de santé eux-mêmes : les directions du ministère — Direction Générale de la Santé (DGS), Direction Générale de l’Organisation des Soins (DGOS), Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques (DREES), la haute autorité de santé (HAS), l’inspection générale des affaires sanitaires (IGAS), l’assurance maladie (CNAM), les agences sanitaires – Santé Publique France, Agence Nationale de Sécurité Sanitaire (ANSES), Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé (ANSM) – mais aussi certaines agences régionales de santé (ARS) et l’institut de recherche en santé publique (IReSP). Au-delà de ce que produisent les institutions par leur propre force, elles impliquent également des chercheurs en les sollicitant sur un projet ou un programme ou en établissant des partenariats plus formalisés avec une équipe de chercheurs ou une institution. Par institution, précise François Alla, il faut entendre les administrations centrales, les inspections, les agences, les caisses, les structures d’inspection et d’expertises au niveau national ou au niveau des ARS par exemple.
Globalement, si on essaie de dresser une typologie de la recherche produite par les institutions, on retrouve d’une part les enquêtes épidémiologiques et sociales et les états des lieux qui permettent de déterminer sur quoi agir, quelles sont les problématiques de santé prioritaires, quelles sont les populations touchées, etc. Les institutions produisent de nombreuses données de recherche sur ces questions. On retrouve d’autre part les synthèses, les revues de la littérature et les benchmarking, qui permettent d’appuyer les propositions en termes de programme ou de politique en déterminant de quelle façon agir et procéder. On retrouve enfin les évaluations d’interventions ou de politiques publiques qui s’intéressent à ce qui a été fait et à ce que cela produit. Les institutions génèrent donc dans l’ensemble de nombreuses données de recherche contextualisées qui sont publiées sous des formes diverses (documents internes, rapports et autres documents de littérature grise, journaux institutionnels, articles scientifiques, bases de données) et qui constituent une forte valeur ajoutée.
La recherche n’est pas la seule cependant à produire des données probantes. L’évaluation contribue également à la production de données de recherche. François Alla prend l’exemple de la prévention évoqué plus haut : parmi les 30 000 interventions financées chaque année par les ARS, celles qui sont liées à la recherche interventionnelle ne représentent que 10 à 20 projets. Autrement dit, la plupart des interventions ne sont pas réalisées dans un contexte de recherche. Cela pose un véritable problème : on ne capitalise pas suffisamment sur ces interventions et l’on perd ces données (field based) qui sont pourtant d’une grande richesse parce qu’elles sont produites par des acteurs différents et selon des méthodes différentes. D’où l’importance des évaluations utiles qui, lorsqu’elles sont bien menées, permettent de générer de la connaissance en complément à la recherche. Nous avons en France un vrai gisement de données probantes. François Alla relève ici la responsabilité des institutions qui financent et régulent ces interventions mais sans exiger d’évaluations ou d’évaluations capitalisables.
En conclusion de son intervention, François Alla souligne que les institutions sont donc, ou peuvent être, des sources majeures de données probantes et que le rôle des institutions dans ce domaine est d’autant plus important qu’en France peu de données sont produites par la recherche. Il identifie quatre défis importants pour l’avenir :
- Augmenter les données probantes par la recherche, à travers le renforcement du pilotage stratégique de la recherche (la décision doit s’emparer de la recherche), à travers le soutien à la structuration de la recherche en favorisant notamment la pluridisciplinarité et en augmentant les masses critiques, à travers le renforcement des financements sur appels à projet (va seulement à la recherche clinique), et enfin à travers l’amélioration de l’accès aux données et leur partage (Système national des données de santé – SNDS, Big data).
- Renforcer les interactions entre institutions et chercheursen prenant le temps d’une acculturation croisée, ce qui ne va pas de soi dans la mesure où en France les parcours entre administration et université sont séparés : à titre d’exemple, seulement 3% des décideurs en France sont titulaires d’un doctorat ou PhD contre 30 % en Allemagne ; le renforcement des interactions entre institutions et chercheurs doit également passer par l’association de la recherche à l’expertise et à l’évaluation, et cela parce qu’une innovation sans recherche n’a aucun sens. Pourtant, en France, on conçoit encore qu’on peut innover dans le domaine de la santé sans impliquer la recherche : aucun chercheur ne siège par exemple dans le comité de pilotage de l’évaluation de l’article 51 pour l’innovation du système de soin ; renforcer les interactions entre institutions et chercheurs implique également de construire des projets partenariaux et collaboratifs et de structurer des liens à travers des chaires, des postes partagés ou alternants (ce qui a fait le succès de la recherche clinique en France avec le statut hospitalo-universitaire), et d’organiser des interfaces (comme le projet de centres d’expertise et de recherche régionaux en sante publique [CERReSP] porté par la DGS, les métiers comme « courtiers en connaissances » au Canada ).
- Renforcer la mise à disposition, le référencement et la diffusion des données probantes à travers la valorisation des productions institutionnelles sous la forme d’articles dans revues à comité de lecture y compris par le Haut conseil de santé publique ou l’ANSM, mais aussi en favorisant un meilleur accès à la littérature grise et l’ouverture des bases de données.
- Mieux prendre en compte les données probantes dans le processus de décision : il ne suffit pas en effet qu’une donné probante existe pour qu’une bonne décision soit prise, encore faut-il que la décision repose sur une orientation stratégique et la volonté de s’appuyer sur les données probantes. Il y a ici un travail à faire sur les organisations et les fonctionnements pour lever les freins structurels à l’appropriation des données probantes (g. programme de transfert de connaissances en région). Une meilleure prise en compte des données probantes dans le processus de décision implique enfin un accompagnement pour intégrer les données probantes, pour les rendre compatibles avec un cadre juridique et un système organisationnel donnés.
François Alla termine son intervention en indiquant que bien souvent les décideurs et les chercheurs n’utilisent pas les données probantes en arguant du fait « qu’ils n’ont pas le temps ». Or, précise-t-il, on perd du temps à ne pas utiliser les données probantes. Néanmoins, il constate un changement aujourd’hui dans les représentations : il n’est plus tabou aujourd’hui de fonder ses décisions sur des données probantes et de parler de partage et d’échange de données.
Questions et échanges avec les participants
Albert Vuagnat (DREES) explique qu’il conçoit le terme « probant » comme donnée qui fait la preuve mais qu’il lui semble en réalité difficile de faire la preuve dans les évaluations. Il demande à François Alla s’il partage cette façon de voir. François Alla répond que la qualificatif « probant » est en fait une mauvaise traduction de l’anglais : probant, c’est la preuve mais ce qui importe c’est l’aspect multidimensionnel, c’est de ne pas réduire la donnée à son efficacité. Lorsqu’on parle d’un programme probant, on sous-entend que le programme est efficace. Si la preuve d’efficacité fait partie du caractère probant, elle ne résume pas la preuve. Il faut également prendre en compte la viabilité : en quoi un programme est-il routinisable ? En quoi peut-il s’intégrer dans les pratiques courantes ? En quoi est-il acceptable et ne heurte pas les valeurs par exemple ? Ce sont là des preuves importantes qu’on ne peut saisir par des méthodes quantitatives. Si l’on s’intéresse par exemple à l’acceptabilité sociale des vaccins et aux hésitations vaccinales, les méthodes qualitatives (entretiens et observation) sont aussi importantes. Les preuves d’efficacité ne sont donc pas suffisantes pour dire qu’un programme ou une politique publique sont probants. Il faut certes qu’ils soient efficaces mais aussi implémentables et utilisables dans le contexte français, efficients et appropriables par les professionnels, et acceptables éthiquement et culturellement. Il faut avoir une vision multivoque de la preuve. On ne peut pas appliquer les modèles de recherche clinique (essais randomisés individuels) aux politiques de santé.
Albert Vuagnat précise qu’il a bien conscience du fait que son objet de recherche n’est pas l’efficacité thérapeutique au sens clinique du terme mais qu’il peut y avoir d’autres types de recherche qui vont essayer de valider par des mesures objectives ce que l’on formule, qui vont chercher à confirmer que ce que l’on expose ou conceptualise a une validité externe. François Alla rejoint Albert Vuagnat et explique qu’on est là dans une démarche hypothéco-déductive : la preuve est un raisonnement qui doit être confirmé par une documentation expérimentale mais aussi par d’autres modes de documentation issus des sciences sociales qui sont tout aussi solides et sérieux pour comprendre le mécanisme de l’efficacité. Avec la notion de preuve, il y a l’idée de documentation, c’est-à-dire l’idée d’appuyer ses dires sur des données multiples, quantitatives, qualitatives, issues de la recherche comme du terrain.
Jean-Claude Henrard (revue Santé publique) remercie François Alla pour la qualité de son exposé qui montre bien le progrès accomplis depuis 40 ans mais il estime que la présentation est un peu (trop) optimiste quant aux enjeux et aux perspectives. S’il y a eu des progrès considérables en termes d’expertise, Jean-Claude Henrard ne voit guère de progrès dans l’ensemble du système de santé (si tant est qu’il existe véritablement un système). Comment arriver à ce que les données probantes soient utilisées par les décideurs en particulier dans le contexte français qui est marqué par une forte centralité bureaucratique et une vision juridico-administrative ? L’utilisation des données probantes est freinée par de nombreux obstacles d’ordre structurel (fragmentation du système de santé) et organisationnel (façon de fonctionner). De plus, ajoute-t-il, la recherche en santé n’est pas pluridisciplinaire même s’il existe de multiples tentatives comme la Mire (Mission recherche de la DREES). François Alla propose de documenter son « optimisme » : il souligne qu’il y a un changement aujourd’hui dans les représentations des décideurs (dans les collectivités ou au national) : prendre en compte les données probantes dans sa décision n’est plus tabou et c’est devenu quelque chose de légitime voire dans certains cas un argument de communication comme le montrent bien les discours des ministres de la santé depuis trois ou quatre ans. François Alla évoque dans le même sens l’exemple de la ville de Bordeaux qui, pour mettre en place des actions au profit des populations vulnérables au Covid-19, s’est dotée d’un conseil scientifique afin d’appuyer ses décisions sur des données probantes. La volonté des décideurs de s’appuyer sur les données probantes existe aujourd’hui : il y a une prise de conscience du fait que l’on ne peut plus dans le champ de la santé affirmer telle ou telle mesure sans disposer d’un minimum de données. Mais la volonté ne suffit pas et il existe en effet de vrais freins organisationnels. En France on ne sait pas faire avec l’intersectoriel ni avec la territorialisation. Il faut donc arriver à réaliser des transformations structurelles, ce qui est long processus. La création des agences régionales de santé par exemple a été un outil nécessaire mais pas suffisant. Il faut s’appuyer sur des leviers disponibles comme la convention cadre signée conjointement par le ministère de la santé et le ministère de l’éducation nationale ou comme les contrats locaux de santé. Mais l’utilisation des données probantes bute également sur des enjeux économiques et sur les lobbyings qui ne facilitent pas leur utilisation dans les politiques de santé. Enfin, François Alla rappelle la nécessité de construire des formations communes (masters) pour décideurs et chercheurs en santé publique.
Albert Vuagnat demande où retrouver la proportion de décideurs titulaires d’un doctorat à l’étranger ? François Alla répond que la référence figure dans loi sur la recherche.
Julie Micheau (membre du comité éditorial de la RFAS) fait remarquer à François Alla qu’il semble appeler de ses vœux une autre façon de produire de la preuve en matière de recherche sur les programmes de santé publique et qu’il oppose les 1% des ressources affectées à cette recherche au 99% qui serait affecté à la recherche clinique. Julie Micheau demande si l’on ne peut pas émettre la même critique sur la façon dont on procède pour faire de la recherche clinique, Car on voit bien que les crédits de recherche, y compris sur la question de l’efficacité thérapeutique, laissent de côté bon nombre de questions comme celles des thérapeutiques alternatives ou de la relation aux médecins qui font l’objet de peu de recherches. Il y a une façon de consacrer les crédits à la clinique qui laisse de côté d’autres dimensions comme la clinique médico-sociale. François Alla répond qu’il y a ici un manque de stratégie dans les priorités de recherche et les axes. Ce manque de stratégie s’est donné à voir au moment de la première phase du Covid-19 dans les essais thérapeutiques : on s’est retrouvés avec plusieurs dizaine d’essais concurrentiels et aucun d’entre eux n’a réussi à intégrer le nombre de patients nécessaire car il y avait plus d’essais que de patients. Ce n’est qu’ensuite qu’a été décidé d’adopter une vision plus stratégique sur cette question. Ce manque de stratégie fait également défaut à la recherche clinique. Au-delà de la dimension stratégique, il y a effectivement le modèle biomédical qui rend difficile toute autre recherche sur les alternatives aux médicaments, sur les parcours, etc. Le cadre juridique, financier mais aussi les métiers de la recherche qu’on doit mobiliser ne s’y prêtent pas (absence de poste de sociologue, etc.). La recherche fondamentale doit aussi inclure les sciences humaines et sociales (SHS) : c’est extrêmement important car lorsqu’on construit une organisation nos fondements ne sont pas forcément dans une culture cellulaire mais dans les théories des changements du comportement. Ici les financeurs de la recherche ont un rôle important à jouer pour inclure les SHS dans la recherche fondamentale.
Albert Vuagnat remarque que la recherche thérapeutique est ici évoquée comme le Graal de la recherche en santé. Or celle-ci apporte de la preuve mais ne fait pas avancer la connaissance des mécanismes car il s’agit d’une recherche hyper opérationnelle et pas du tout fondamentale. François Alla remercie Albert Vuagnat pour cette remarque pertinente et précise que la recherche thérapeutique constitue un modèle au sens où c’est celui qui est mis en œuvre par la Haute autorité de santé (HAS) dans ses recommandations. C’est donc un modèle qui est très prégnant mais qui est très centré sur les résultats et qui laisse dans l’ombre la question des mécanismes. Le modèle de la recherche biomédicale est pauvre d’un point de vue conceptuel.
Aurore Lambert (RFAS) revient sur la différence établie par François Alla dans son introduction entre utilisateur et producteur des données de recherche et demande s’il intègre les usagers, les destinataires des politiques publiques de santé ? Et si oui comment ? François Alla répond que dans ses propres recherches les utilisateurs sont plutôt des professionnels (médecins généralistes, sages-femmes, etc.) et qu’il y a un bon transfert de connaissance parce que la recherche est co-construite avec les utilisateurs (institutions, professionnels de santé, parfois collectivités territoriales). D’autres chercheurs procèdent de la même façon avec les usagers (par exemple en recherche clinique sur le VIH). Ces travaux montrent bien que si l’on veut que les résultats de la recherche soient utilisés, utilisables et acceptables, il faut privilégier une démarche de co-construction de la recherche et de partenariat y compris dans conception de la question de recherche. L’exemple du centre DECIFER à Bristol et Cardiff, qui est l’un des grands centres de recherche en santé publique, illustre bien l’intérêt de co-construire la recherche : ce centre qui travaille sur la santé des jeunes a mis en place un comité de jeunes élus qui sont formés et qui représentent les jeunes dans le conseil scientifique. Les jeunes participent à définir et à évaluer les stratégies et les protocoles de recherche.
Aurore Lambert demande si, en matière de stratégie de renforcement du pilotage de la recherche, il est souhaitable de centraliser les travaux de recherche ? François Alla répond que les stratégies sont nécessaires mais n’impliquent pas forcément une centralisation de la recherche. Cela dépend de la nature de la recherche. Dans le cas des essais thérapeutiques Covid par exemple, c’est-à-dire dans un contexte sanitaire d’urgence où les décisions doivent être prises rapidement, il est légitime que la puissance publique intervienne pour prioriser et décider de financer quelques projets. En revanche, il est nécessaire d’avoir une programmation en recherche comme en santé publique, c’est-à-dire une programmation qui associe les financements aux priorités identifiées (de quelles données avons-nous besoin pour répondre à nos objectifs ? etc.). Il faut une stratégie nationale mais aussi une stratégie régionale et locale avec des priorités et des moyens alloués à ces priorités. Cette stratégie ne doit pas être nécessairement centralisée.
Albert Vuagnat demande à François Alla comment il est possible d’articuler le temps long et le temps court ? François Alla répond qu’il ne faut pas considérer que la recherche se résume au temps long et qu’il convient de mobiliser la donnée la meilleure au moment où on en a besoin (avoir la donnée « à temps » même si elle n’est pas toujours parfaite). Par exemple, poursuit François Alla, dans le cadre du programme Cassiopée à Bordeaux, l’ARS pose des questions auxquelles il faut répondre rapidement, qui ne laissent pas le temps pour mettre en place un programme de recherche. Mais il est possible d’y répondre au moins partiellement en réalisant rapidement une revue de littérature ou une étude de cas, ou une modélisation. Il est également possible de segmenter un programme de recherche qui s’inscrit dans le temps long pour disposer de données au fur et à mesure de la recherche. On peut donc répondre à des demandes en temps réel. Il prend l’exemple du programme sur l’acceptabilité vaccinale sur lequel il travaille depuis avril 2020 avec l’ISPED (Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement, programme de deux ans). François Alla explique qu’à chaque fois qu’un décideur pose une question, l’équipe de chercheurs y répond dans la journée à partir des éléments (quantitatifs et qualitatifs) qu’ils ont accumulés jusqu’ici.
Dominique Acker (membre du comité de lecture de la RFAS) demande s’il existe sur la question des antibiotiques des travaux européens qui prennent en compte la mondialisation des échanges et les imbrications entre santé humaine et animale dans les effets sur les campagnes autour des antibiotiques ? Y’a-t-il des travaux sur les antibiotiques qui prennent en compte d’autres données probantes que celles produites par la recherche clinique ? François Alla précise qu’il ne travaille pas sur les antibiotiques mais qu’il s’agit en effet d’un bon exemple car les antibiotiques posent des questions à la fois biologiques, de pratiques professionnelles, de représentations. Il existe une stratégie européenne sur cette question.
Priscilla Benchimol (Éducation nationale) remercie François Alla pour la qualité de sa présentation et évoque une conférence de Linda Cambon (docteure en santé publique Centre Inserm – Université de Bordeaux) dans laquelle celle-ci avait également abordé le fait que certaines actions en prévention peuvent avoir des effets délétères. Des études ont-elles été menées sur ce sujet ? François Alla répond que cela rejoint la question du lien entre les connaissances existantes et leur utilisation. Ce qui pose la question de savoir comment changer les comportements. Il y a des leviers inefficaces qui sont délétères et des leviers efficaces qui ne sont pas utilisés. On connaît aujourd’hui les interventions qui sont délétères, les données sont nombreuses : il n’y a donc pas besoin de faire de la recherche sur cette question. En revanche la recherche devrait plutôt s’intéresser à ce qui fait que les décideurs ne prennent pas en compte ces données. On observe de ce point de vue un manque d’acculturation des décideurs à différents niveaux. Il faut également noter que les bonnes mesures sont également empêchées par les lobbies et les conflits d’intérêt. François Alla prend l’exemple d’un site d’information publique sur les risques de perturbateurs endocriniens destiné aux jeunes parents[7]. Ce site, qui a été financé dans le cadre du plan santé environnement, préconise aux parents, lorsqu’ils achètent des produits cosmétiques pour bébé, de vérifier la composition des produits car certains sont dangereux. Or cette préconisation est inefficace (les étiquettes des produits sont illisibles) et source d’inégalité (sa réussite dépend de la littératie des parents). La vraie responsabilité publique serait d’interdire les produits dangereux et de ne pas renvoyer les individus à leurs propres ressources.
[1] https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/etudes-et-statistiques/publications/revue-francaise-des-affaires- sociales/article/agenda
[2] http://www.publisocial.fr/qui-sommes-nous
[3] Voir sur ce point la contribution de François Alla et Geneviève Chêne dans Questions de santé publique, n°28, 2015 (https://www.iresp.net/wp-content/uploads/2018/10/IReSP-QSP-n–28.pdf)
[4] Cf. la contribution de François Alla et Daniel Benamouzig dans Questions de santé publique, n°33, 2017 (https://www.iresp.net/wp-content/uploads/2018/10/IReSP-n-33.Web_.pdf)
[5] https://www.drogues.gouv.fr/actualites/une-evaluation-mesurer-lefficacite-reelle-programmes-de-prevention-conduites-addictives
[6] Voir sur ce point : https://www.iresp.net/ressources/outils/#haut
[7] https://www.agir-pour-bebe.fr/fr/repenser-ses-habitudes-de-course-pour-reduire-lexposition-aux-substances-chimiques