14h00 – 14h15 Introduction, par Aurore Lambert, Secrétaire générale de la RFAS : présentation du projet Publisocial
14h15 – 14h30 Présentation des attendus de la conférence et de l’intervenant par Séverine Mayol et Joseph Hivert, collaborateurs scientifiques de la RFAS
14h30 – 15h00 « La production des données probantes par les institutions de santé », par François Alla, professeur de santé publique à l’Université de Bordeaux
15h00 – 16h00 Dialogue et échange avec les participants
Porter le regard sur une expérience professionnelle au moment où elle s’achève, tel est l’objectif de ce témoignage sur les circonstances de la création de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore). Il ne s’agit pas pour moi de livrer ici une sociohistoire du non-recours comme catégorie d’analyse et d’action, simplement de présenter la genèse de cet outil pour la recherche.
Cette histoire n’est pas connue car elle renvoie aux circonstances « discrètes » qui ont conduit à la construction de cet observatoire universitaire, lequel a pris part à l’émergence de la question du non-recours en France et un peu au-delà[1]. Dans mon souvenir, quatre de ces circonstances ont compté : une mise en garde, un désaccord, puis un constat suivi d’un coup de chance.
Une mise en garde
Le début de l’histoire remonte à ma participation au séminaire de recherche sur « La relation de service dans le secteur public » organisé de mars 1989 à janvier 1991 par l’ancien Plan Urbain et la RATP. Les sept séances du séminaire mettaient en discussion les travaux engagés alors à la RATP, EDF, la police, la SNCF ou à la Poste pour contribuer à la réflexion sur la modernisation des services publics par une meilleure connaissance des relations ordinaires entre agents et usagers. Assister aux échanges qui réunissaient des acteurs et des chercheurs français et étrangers tombait à pic. Préparant une thèse sur la place des usagers dans l’évaluation des politiques, je pouvais me nourrir de débats scientifiques sur les apports comparés des approches interactionnistes et ethno-méthodologiques.
Des chercheurs confirmés, comme Dominique Monjardet, connu pour son analyse de l’intérieur du travail des policiers et des rouages de l’institution, nous éclairaient. Il apparaissait que les approches compréhensives au plus près des acteurs permettaient de questionner directement les organisations et les politiques. Ces discussions méthodologiques à intervalles réguliers m’ont aidé à faire des choix. En considérant les relations de service comme un espace de négociation des règles dans la mise en œuvre des politiques publiques, il devenait possible de justifier l’étude de ces relations comme espace d’expression d’une citoyenneté (Warin, 1993).
Le souvenir de ce séminaire c’est aussi la mise en garde que j’ai reçue en aparté de son animateur scientifique principal, Isaac Joseph. J’avais été invité lors de la première séance du séminaire à participer à la table ronde qui suivait les propos institutionnels et scientifiques introductifs. Le débat réunissait autour d’Isaac Joseph, des représentants de la direction de La Poste, des universitaires, mais aussi Pierre Strobel, alors chef de la Mission Recherche au ministère des Affaires sociales et de la Santé, et André Bruston, Secrétaire permanent du Plan Urbain. On m’avait demandé de présenter ma recherche doctorale en cours, fondée sur l’étude de relations de service. J’avais accepté sans trop me demander où je mettais les pieds. Le fait que le terrain soit des organismes HLM intéressait le Plan Urbain. A joué probablement aussi le fait que j’étais alors accueilli et financé comme doctorant par le laboratoire CEOPS (Conception de méthodes d’évaluation pour les organisations et les politiques publiques) récemment installé par le ministère de l’Équipement et du Logement et par celui de la Recherche au sein de l’École nationale des travaux publics de l’État.
La table ronde avait pour objectif d’entendre des points de vue diversement situés (avec le souci, devenu une antienne, d’écouter aussi « la jeune recherche »). Il s’agissait de réagir aux propos introductifs d’Isaac Joseph sur l’intérêt de recourir aux approches interactionnistes pour comprendre au mieux le travail des agents prestataires. La modernisation des administrations et des services publics – l’un des grands chantiers de Michel Rocard alors Premier ministre – se voulait ascendante et participative. Suite aux premières interventions, Pierre Strobel (« artisan d’une recherche éclairée sur elle-même et sur ce qui est attendu d’elle pour contribuer au progrès social » – Commaille, 2007, p. 5) indiqua que le séminaire devait concilier une approche des tensions de la relation de service et une réflexion sur les principes du secteur public et leur logique. Il appelait à nourrir les questionnements de la science administrative, sinon de la sociologie de l’État, par l’approche compréhensive des relations de service. Certainement soucieux de ne pas subordonner la sociologie naissante (en France) des relations de service à d’autres questionnements, Isaac Joseph répondit en expliquant que l’ambition de la microsociologie, au cœur de ce séminaire, était ni plus ni moins d’analyser le savoir-faire de l’interaction dont dispose un agent prestataire. C’était la feuille de route qu’il fixait en tant qu’animateur scientifique, professeur de sociologie et fin connaisseur de l’œuvre d’Erving Goffman (Céfaï, Saturno, 2007).Isaac Joseph délimitait ainsi les attentes du séminaire pour assurer l’espace nécessaire au développement d’un nouveau champ de recherche.
La parole me fut ensuite donnée. Mes propos n’étaient pas vraiment en osmose : « […] Il n’est pas si sûr que nous soyons autant d’accord sur l’objet ‘relation de service’ que l’on nous propose à partir d’une problématique de l’énonciation inspirée de Goffman. […] J’ai peur que ne soient évacués trop vite les conflits et notamment les conflits de représentations. À partir d’autres méthodes on pourrait analyser les relations entre agents et usagers comme autant de lieux de négociation entre systèmes d’intérêts. […]. Ce serait tout l’intérêt d’une approche de la relation de servicepour une analyse des politiques publiques par le bas, ‘par les usagers’ »[2]. En relisant les actes de cette séance, il n’y a pas de doute sur ce qui avait motivé la colère froide d’Isaac Joseph. Il ne souhaitait pas que la sociologie des relations de service participe à la recomposition alors en cours de l’analyse des politiques publiques (Muller, Leca, Majone, Thoenig, Duran, 1996). Au moment de la pause, il me le fit comprendre vertement.
Au lieu de me laisser abattu, cet épisode au contraire renforça ma conviction que les relations de service ne sont pas qu’une question de savoirs pratiques – qui plus est des seuls agents prestataires –, mais qu’elles sont aussi un rapport social engageant des représentations. Celles-ci amènent agents et usagers à s’affronter et surtout à se confronter aux procédures administratives voire au contenu des politiques. Cet épisode constitue la première étape dans le cheminement vers la question du non-recours et la construction de l’Observatoire.
Un désaccord
Mon programme de recherche présenté en 1992 au concours du CNRS fut sans tarder mis en œuvre. Il proposait de développer une sociologie politique des interactions avec les usagers considérés davantage comme des citoyens que comme des consommateurs. Le triptyque usager/citoyen/consommateur était largement discuté à l’époque (Chauvière, Godbout, 1992). Pour éviter de stationner dans la valorisation de la thèse, un renouvellement des terrains de recherche était souhaitable. J’entrepris de courtes recherches sur l’instruction des demandes isolées de permis de construire et les conflits avec des usagers de la route ou des riverains de petits aménagements urbains. Ce choix était calculé. J’y voyais l’opportunité de répondre à des appels à projets plutôt faciles. Les recours contre les services de l’État comme les contestations de projets d’infrastructures étaient alors des sujets importants de préoccupation pour le ministère de l’Équipement et pour le Conseil général des ponts et chaussées. Encore affilié au CEOPS, je devais en effet répondre à des appels à projets pour contribuer aux activités du laboratoire et m’inscrire au mieux dans les attentes du ministère de tutelle. Il ne fallait donc pas non plus rater la nouvelle phase qui se présentait, celle du premier programme de recherche en sciences sociales du Conseil général des ponts et chaussées lancé en 1990 sur « L’administration de l’Équipement et ses usagers ». En répondant à l’un des appels à projets annuels, je pus contribuer à partir de ces terrains de recherche à la réflexion très active à l’époque sur la production de l’assentiment dans l’action publique.
Alors que le programme était en cours, son responsable me proposa, par l’intermédiaire du directeur de CEOPS, de participer à son pilotage. Ayant accepté d’assumer le secrétariat, entre 1993 et 1995 je me rendis régulièrement au Conseil général des ponts et chaussées pour travailler avec l’inspecteur général Claude Quin lequel, entre autres fonctions, avait présidé le conseil d’administration de la RATP de 1981 à 1986. Je le retrouvai à chaque fois avec deux de ses amis chercheurs : Monique et Raymond Fichelet l’accompagnaient en effet dans la direction du programme. Les séances de travail étaient sérieuses, à l’image du lieu. Le programme mené à bon port produisit son ouvrage (Quin, 1995).
L’expérience avait été enrichissante, mais pour moi quelque chose clochait. Pour Claude Quin et le couple Fichelet, la cible était les usagers qui donnaient de la voix, pas ceux qui se taisaient. L’idée que le silence ne vaut pas approbation était hors-jeu. Ce programme, comme celui du Plan Urbain auparavant, passait sous silence « le silence de ceux qui sonttrop désespérés pour exprimer ne serait-ce que des sentiments d’indignation, trop impuissants pour formuler leurs propres intérêts, fût-ce à eux-mêmes. »[3]. Je m’étonnais de ce choix, sachant l’ancrage à gauche de chacun d’eux (tous les trois étaient proches du Parti communiste, Claude Quin avait même été conseiller municipal PCF de Paris de 1977 à 1981). En tant que chercheur surtout, j’étais en désaccord. Pourquoi ne pas saisir ensemble les trois concepts particulièrement utiles pour l’analyse des services publics proposés par l’économiste Albert O. Hirschman (alors traduit en France et discuté aujourd’hui encore – Ferraton, Frobert, 2017) : la parole, mais aussi le loyalisme et la défection ?[4] Considérant que ce n’est pas parce que l’on se veut plus démocrate (plus de concertation, de participation, de délibération, d’évaluation, etc.) que l’on désire réellement plus de démocratie si l’on ne tient pas compte de ceux qui se taisent ou même qui se retirent, une autre certitude me tenaillait : l’analyse sociopolitique du rapport des citoyens aux administrations et services publics devait aussi s’intéresser à ces figures des « non-usagers ». Une nouvelle recherche de terrain allait déboucher sur le besoin de construire un dispositif de recherche dédié à la question du non-recours.
Un constat
Un travail sur « Les performances de justice. Exigences d’usagers et réponses des administrations » avait été rendu en décembre 1999 à la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP). A partir de plusieurs matériaux d’enquêtes menées auprès de services territorialisés de l’État et de délégués départementaux du Médiateur de la République, j’avais repris la question des relations de service pour montrer que la compréhension des rapports des usagers à l’offre publique ne se limite pas, loin s’en faut, aux savoir-faire de l’interaction. J’expliquais que des représentations et des valeurs entrent en ligne de compte et pèsent sur les résultats, en particulier lorsque agents et usagers se débrouillent avec les règles pour agir ou bien pour être traités en équité.
La conduite de cette recherche bénéficia d’échanges réguliers avec Isabelle Orgogozo, la responsable du Comité des études et de la prospective de la DGAFP. À chaque visite, j’étais conforté dans l’idée que l’étude des rapports des usagers à l’offre publique permet une analyse critique de l’action administrative, voire des politiques publiques.
Dans l’ouvrage qui suivit cette recherche, la question du non-recours fut explicitement introduite (Warin, 2002). J’expliquais que les usagers qui se taisent n’échappent pas aux agents de terrain. Ceux-ci essaient d’agir autant qu’ils le peuvent pour répondre aux demandes et éviter in fine le retrait des usagers. L’ouvrage s’appuyait aussi sur diverses lectures signalant que des usagers de l’école, de l’hôpital et d’autres services publics ne demandent plus rien[5]. Plus que jamais il me semblait que l’étude de la contestation ne pouvait pas prendre le pas sur l’analyse de la défection. Toutefois, les personnes à étudier ne sont pas seulement celles qui se taisent, mais aussi celles qui ne se présentent pas ou plus. Les comportements de repli me paraissaient donc tout autant préoccupants, sinon plus, que les comportements de contestation. Ils constituaient une porte d’entrée principale pour analyser le rapport critique des citoyens à l’offre publique, comme pour comprendre les difficultés des agents prestataires. Découvrant de surcroît une publication de la Caisse nationale des allocations familiales présentant le phénomène encore largement méconnu du non-recours[6], j’allais en faire explicitement l’objet d’une nouvelle recherche.
Isabelle Orgogozo m’avait prévenu de la préparation d’un nouveau programme, « Réformer l’État, nouveaux enjeux, nouveaux défis ». Je me souviens lui avoir dit que, quitte à parler de défis, ce pouvait être le moment – à mon humble avis – de se préoccuper du phénomène du non-recours. J’ajoutai de façon certainement un peu excessive que tous les programmes de recherche concernant les relations avec les usagers entretenaient l’illusion de (faire) croire que les destinataires sont nécessairement présents car captifs des administrations et des services publics. Un projet de recherche fut par conséquent déposé en mai 2000 en réponse à l’appel à projets de la DGAFP.
Son descriptif expliquait la raison d’une recherche sur le non-recours : « Un des paris majeurs de la réforme de l’État est de réaffirmer le rôle et la place des services publics dans la lutte contre l’exclusion. […] Cela étant, les retours d’expérience indiquent les limites de ces efforts, ce que confirment par ailleurs quelques travaux de recherche. […] En même temps, un autre phénomène tout aussi préoccupant tend peu à peu à être distingué, c’est celui du non-recours. […] Ce phénomène concerne des personnes qui ne s’adressent pas ou plus aux services publics pour satisfaire leurs demandes et qui, de ce fait, ne perçoivent pas tout ou partie des prestations, des services ou des droits auxquels elles peuvent prétendre. En un mot, il s’agit là du problème des “ non-usagers ” ».
Le projet accepté, une recherche collective aborda quatre domaines : Police-Justice, Éducation, Santé, Lutte contre la pauvreté. Les enquêtes permirent de produire le rapport « Le non-recours aux services de l’État. Mesure et analyse d’un phénomène méconnu ». Avant de le finaliser, Isabelle Orgogozo m’invita à venir présenter les premiers résultats au Directeur général de l’administration et de la fonction publique, Gilbert Santel. C’était au printemps 2001, peu de temps avant qu’il ne quitte ses fonctions.
Je ne me souviens plus de toute la discussion, mais très bien d’une chose. J’ai pris soin de dire à Gilbert Santel que tous les acteurs que nous avions rencontrés dans les différentes administrations nous avaient parlé du non-recours comme d’un problème pour eux, mais qu’aucun n’avait été en mesure de nous apporter le moindre élément de mesure. Et d’ajouter que pour relever les défis de l’administration de demain, il serait peut-être prioritaire de mesurer et documenter le phénomène du non-recours dont la présente recherche pressentait l’ampleur des dégâts. Je venais d’exprimer lors de cette entrevue le constat qui donnera lieu au projet d’observatoire du non-recours.
Un coup de chance
Le fait que la question du non-recours préoccupe les acteurs des politiques mais qu’ils la méconnaissent fut suffisant pour décider d’en faire l’objet d’étude principal de la suite de mon programme de recherche pour le CNRS. Dans cet objectif, un changement de braquet s’imposait. Il fallait construire un dispositif ad hoc pour documenter le phénomène dans la durée. Réaliser des enquêtes auprès d’acteurs n’était plus suffisant, élaborer et mener des enquêtes avec des acteurs s’imposait. Si ceux-ci étaient partants, ils ne pourraient qu’être intéressés par une recherche les associant. Le principe de l’accord n’aurait rien de particulier, je demanderais simplement aux acteurs de m’aider à construire des données dont ils auraient l’usufruit, selon les modalités d’une recherche collaborative qui garantit à chaque partenaire le meilleur retour sur investissement. L’idée générale d’un observatoire du non-recours venait d’apparaître, les conditions pour qu’elle germe apparurent rapidement. Ce fut un coup de chance.
La recherche sur le non-recours tout juste rendue à la DGAFP, je saisis l’occasion d’un appel à projets lancé par un tout jeune acteur, France Qualité Publique (FQP). Créé avec le statut d’association en septembre 2001, FQP se présentait comme un réseau partenarial de promotion de bonnes pratiques, d’évaluation des services rendus, de débats et de propositions sur la qualité des services publics rassemblant des associations d’usagers, d’élus, d’agents et des organismes publics. Par cet appel à projets, FQP entendait se faire connaître en incitant à la création sur les territoires d’observatoires de la qualité des services publics. Aussi, ai-je préparé une réponse à partir de l’idée qu’il ne peut y avoir de qualité publique sans action contre le non-recours aux administrations et services publics[7]. Le projet de création d’un « Observatoire départemental du non-recours aux services publics dans le département de l’Isère »[8] sera lauréat 2002 de France Qualité Publique.
Une séance officielle dans les locaux de l’ancienne DATAR se déroula le 26 juin 2002 en présence de Jean-Paul Delevoye qui venait d’entrer au gouvernement le mois précédent comme ministre de la Fonction publique, et d’Henri Plagnol, secrétaire d’État à la Réforme de l’État. Le président de FQP, Jean Kaspar, m’invita à présenter en quelques mots le projet d’observatoire du non-recours. De chaleureuses poignées de mains et un beau certificat complétèrent mon bonheur du jour. L’animateur de FQP m’avait prévenu : il n’y a pas de financements, mais il y a des réseaux.
Recevoir un label ne faisait cependant pas « nos affaires ». Il fallait aussi des ressources financières. Catherine Chauveaud était directement concernée. En reconversion professionnelle, elle correspondait au type d’associé que je recherchais pour fonder ce projet, qui nécessitait des liens étroits avec des acteurs locaux. Sociologue de formation, elle apportait vingt ans de travail de terrain en proximité avec des élus, des services et des populations, la richesse de son expérience professionnelle dans une importante association d’aide aux travailleurs migrants et à leurs familles. Le CNRS me rémunérait, mais il fallait des financements pour mon associée.
Les moyens arriveront d’abord de la Ville de Grenoble, comme l’annonçait l’annexe du projet présenté à FQP. Grâce à des contacts avec l’adjointe chargée de la Santé publique, de l’Hygiène, de la Salubrité et de la Prévention des nuisances, la Ville s’engageait comme partenaire dans le projet d’observatoire. L’élue nous demandait en échange d’étudier les données sociales et médicales du service de médecine scolaire. Une proposition viendra également de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) pour travailler sur la constitution d’indicateurs de suivi des abandons de demandes. M’étant occupé du volet « Lutte contre les exclusions » de la recherche sur le non-recours pour la DGAFP, j’avais eu des entretiens avec les directions et services des CAF de Grenoble et de Vienne. Particulièrement intéressé, le sous-directeur aux études m’avait encouragé à rencontrer Julien Damon, qui dirigeait alors le Département de la recherche, de la prospective et de l’évaluation de la CNAF. Dès notre première rencontre début 2002, Julien Damon manifesta son intérêt pour la question du non-recours (lui-même la rencontrait à l’époque dans ses travaux sur le sans-abrisme) et l’idée d’un observatoire. Parallèlement, les contacts établis avec les services de l’État en Isère à l’occasion de la recherche pour la DGAFP sur « Les performances de justice », et en particulier les relations avec le Préfet Alain de Rondepierre (en poste dans le département jusqu’en mai 2003), nous ont permis d’obtenir le soutien financer du « Fonds de réforme de l’État territorial ».
Les premières études furent lancées toutes de front. Le projet présenté à France Qualité Publique était programmé pour une durée de 30 mois, il ne fallait pas traîner en route. Dans son courrier du 3 juin 2002 annonçant l’attribution du Label FQP, Jean Kaspar avait conditionné son maintien « bien sûr à l’avancement du projet et en particulier au bon fonctionnement de l’indispensable comité de pilotage, afin que l’Odenore trouve l’assise et les financements nécessaires »[9]. Le 17 mars 2003, une réunion des partenaires se tint à Grenoble pour mettre en place le comité de pilotage. Elle fut introduite et conduite par le directeur de la Maison des Sciences de l’Homme Alpes du CNRS qui avait accepté d’accueillir l’Odenore au titre des « projets émergents ». L’Observatoire était mis sur les rails. Les quelques mois du projet se prolongent aujourd’hui encore.
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À partir de souvenirs personnels, ce court récit présente les circonstances qui ont conduit à créer l’Observatoire des non-recours aux droits et services. En si peu de lignes, il ne pouvait être question de tenter une histoire scientifique de l’émergence et du développement du non-recours comme catégorie d’analyse et d’action.
En revanche, ce témoignage permet de lever le voile sur les circonstances qui ont conduit à créer cet observatoire universitaire. Il apporte ainsi une modeste contribution à une sociohistoire de l’émergence de la catégorie de non-recours que d’aucuns voudraient poursuivre[10]. Outre ce possible intérêt, il veut montrer – d’une façon qui paraîtra peut-être anecdotique (Renard, 2011) – que le métier de sociologue consiste aussi à produire les outils nécessaires à la construction de l’objet d’étude. Au-delà des modalités d’intervention (recherche-action, étude, évaluation, conseil, etc.), les outils sont les dispositifs de travail qui, en devenant pérennes, servent de tuteurs à la recherche qu’ils rendent possible. Pour cette raison, ils sont au cœur de l’expérience professionnelle.
En se limitant aux circonstances qui ont conduit à la création d’un dispositif de recherche, ce récit indique que la construction de l’outil dépend d’attitudes et de stratégies, sinon de simples tactiques, qui peuvent agir tôt dans une carrière de chercheur, même en amont d’un éventuel recrutement. Cependant, les circonstances que l’on saisit et force parfois sont actives parce qu’on les oriente dans le sens qui paraît nécessaire pour produire la recherche que l’on souhaite. Avec le recul, je dirai donc que le métier c’est aussi et probablement avant tout savoir trouver ce sens et le conserver dans la durée. Dans ce cas, la curiosité et la réaction (on pourrait parler d’indignation) propres à chacun sont certainement essentielles.
Ce sont peut-être les marques de « l’artisan chercheur », que certains disent sur le déclin (Monin, 2017). L’évolution rapide des techniques d’investigation et du traitement des données, la spécialisation très pointue et la co-écriture internationale, etc., pourraient en effet amoindrir sinon dissoudre « l’intériorité » propre au travail de recherche, qui peut être saisie par la manière dont la curiosité et la réaction, comme d’autres expériences internes privées (Bouveresse, 1976), entrent dans les jeux de langage publics qui sont aussi ceux de la recherche. En tout cas, la curiosité comme la réaction sont les ressorts de la recherche comme engagement (Neveu, 2003). Elles doivent cependant être contenues pour que le monde de la connaissance et celui de l’action (politique) ne se confondent pas.
Une sociohistoire du non-recours pourra ainsi montrer comment l’Odenore a contribué à construire distinctement une catégorie d’analyse et une catégorie d’action. Elle aura alors à vérifier comment la césure a été assumée (et les expériences privées contrôlées) pour des raisons déontologiques (éviter le prophétisme : ne pas parler du non-recours comme problème inquiétant, mais comme phénomène constaté – Warin, 2020) ou épistémiques (éviter la simplification des énoncés : assumer devant la demande d’explications simples et efficaces, les dimensions complexes et critiques du phénomène – Warin, 2014).
Références bibliographiques
Jacques Bouveresse, Le mythe de l’intériorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Editions de Minuit, 1987 [1976].
Daniel Céfaï et Carole Saturno, Itinéraires d’un pragmatiste. Autour d’Isaac Joseph, Paris, Economica, 2007.
Michel Chauvière et Jacques Godbout, Les usagers entre marché et citoyenneté, Paris, L’Harmattan, 1992.
Jacques Commaille, « Pierre Strobel », Revue française des affaires sociales, 2007, 1, 3-5.
Nina Eliasoph, L’évitement du politique : Comment les Américains produisent l’apathie dans la vie quotidienne, Economica, 2010.
Cyrille Ferraton et Ludovic Frobert, Introduction à Albert O. Hirschman, Paris, La Découverte, 2017.
Philippe Monin, « La Grande Transformation du Métier de Chercheur », Revue Internationale PME, 2017, 30(3-4), 7-15.
Pierre Muller, Jean Leca, Giandomenico Majone, Jean-Claude Thoenig et Patrice Duran, « Enjeux, controverses et tendances de l’analyse des politiques publiques », Revue française de science politique, 1996, 46(1), 96-133.
Erik Neveu, « Recherche et engagement : actualité d’une discussion », Questions de communication, 2003, 3, 109-120.
Claude Quin, L’administration de l’Equipement et ses usagers, Paris, La Documentation française, 1995.
Jean-Bruno Renard, « De l’intérêt des anecdotes », Sociétés, 2011, 114, 33-40.
Philippe Warin, « Les relations de service comme régulations », Revue française de sociologie, 1993, 34(1), 69-95.
Philippe Warin, Les dépanneurs de justice. Les « petits fonctionnaires » entre qualité et équité, Paris, LGDJ, 2002.
Philippe Warin, « Une recherche scientifique dans le problems solving : un retour d’expérience », Politiques et Management Public, 2014, 31(1), 113-122.
Philippe Warin, Le non-recours aux politiques sociales, Fontaine, Presses Universitaires de Grenoble, 2016.
Philippe Warin, Petite introduction à la question du non-recours, Montrouge, ESF Editeur, 2020.
[1] C’est ce qu’indique par exemple, le rapport de conjoncture 2014 de la section « Politique, pouvoir, organisation » du comité national du CNRS, mais aussi des rapports et documents officiels (par exemple: Lucie Gonzalez et Emmanuelle Nauze-Fichet, 2020, « Le non-recours aux prestations sociales – Mise en perspective et données disponibles », Les Dossiers de la DREES, n°57, DREES, juin.
[2] Actes du séminaire (1989-1991) « La relation de service dans le secteur public », tome 1, pp. 19-21.
[3] La formule est de Nina Eliasoph (2010, p. 277), dont je découvrirai plus tard l’ouvrage issu d’une thèse parue aux États-Unis en 1998.
[4] Le modèle d’analyse d’Albert Hirschman sera mis à contribution dans l’explication de la dimension politique du non-recours par non-demande intentionnelle (Warin, 2016).
[5] L’ouvrage cite notamment : Adolphe Steg, L’urgence à l’hôpital, Rapport du Conseil économique et social, Journal officiel de la République française, 1989 ; Jean-Louis Derouet (dir.), L’école dans plusieurs mondes, Bruxelles, De Boeck, 1989 ; Yves Dutercq, Politiques éducatives et évaluation. Querelles de territoires, Paris, Presses Universitaires de France, 2000 ; …
[6]Recherches et Prévisions, « Accès aux droits. Non-recours aux prestations. Complexité », 1996, n° 43.
[8] L’acronyme Odenore fut décidé à ce moment-là. L’intitulé actuel, « Observatoire des non-recours aux droits et services », sera utilisé pour la première fois dans le rapport d’activité remis le 1er novembre 2005 à France Qualité Publique. Archives Odenore : Carton 9 – Dossier FQP.
[10] Clément Le Reste, « Du non-accès au non-recours : sociohistoire française d’une catégorie d’action publique (1970-2016) », thèse en préparation, Sciences-Po Lyon.
La Revue française des affaires sociales (RFAS) organise un séminaire scientifique sur les bureaucraties sociales afin de faire le point sur l’état actuel des connaissances et préparer un dossier sur cette thématique. Celle-ci avait déjà été abordée dans la RFAS, sous l’angle de l’administration sanitaire et sociale (2011-4). Depuis, de nombreuses (r)évolutions ont été introduites, voire imposées, tant d’un point de vue technique qu’organisationnel, nous amenant à questionner la réalité contemporaine des bureaucraties sociales.
En sociologie des organisations, peu de concepts ont traversé les décennies et les disciplines comme celui de bureaucratie et donné forme à des concepts dérivés tels que le pouvoir bureaucratique, l’effet bureaucratique ou encore la bureaucratisation. La bureaucratie désigne ainsi une forme d’organisation dont les objectifs sont avant tout de permettre, par un traitement standardisé, la réalisation des principes fondamentaux des États modernes : des agents « neutres » placés au sein d’une chaîne hiérarchique sont chargés d’appliquer des directives et des règles adoptées dans le cadre démocratique de ces États en assurant le respect de principes fondamentaux : garantie des droits individuels, égalité devant la loi, lutte contre la corruption et les discriminations…
De prime abord, les « bureaucrates » observés par les sociologues sont les fonctionnaires des administrations publiques, cependant les principes de la bureaucratie tendent désormais à s’imposer bien au-delà du secteur public, modifiant les objets de recherche sociologique.
Les économistes, quant à eux, en s’intéressant aux organisations, s’attachent à décrire des modes de coordination entre les agents qui permettent de dépasser une appréhension abstraite du marché. Sans doute, selon les écoles de pensée, les normes et règles de l’action publique sont appréciées différemment. Les uns, les analysant comme des formes bureaucratiques, considèrent qu’elles entravent le libre jeu du marché et l’atteinte d’un équilibre général ou d’un optimum social, les autres qu’elles concourent à l’organisation de ces marchés et, jusqu’à un certain point, au bon fonctionnement de cette institution particulière d’allocation des ressources rares.
Étendu aux autres sphères de la société, le concept renvoie au règne de l’ordre et du règlement dans une organisation qui laisse peu de place à la participation, au libre-arbitre, aux initiatives et aux marges de manœuvres de ses agents. Visant la rationalisation des activités collectives, la bureaucratie se traduit par le développement inéluctable de formes d’organisation technologiques des tâches et des fonctions caractérisées par l’impersonnalité, la hiérarchie et le contrôle. Les manifestations de la bureaucratie et ses conséquences, sous des formes variables selon les époques, les pays, les options organisationnelles ou les régimes politiques, ont fait l’objet d’analyses tant à l’échelle sociétale qu’à celle d’organisations plus réduites – entreprises ou administrations notamment. On ne prend pas grand risque à affirmer que la tertiarisation des économies a conduit à augmenter l’emprise de structures bureaucratiques du fait, par exemple, de l’externalisation de certaines tâches qui doivent être coordonnées pour aboutir au produit ou au service final. Les formes de bureaucratie ont aussi évolué, en s’appuyant sur les innovations qui engendrent l’apparition d’un ensemble de nouvelles règles et normes, notamment numériques. Il est probable toutefois que tous les secteurs d’activité n’ont pas évolué au même rythme dans ce domaine.
Plusieurs raisons conduisent à s’interroger aujourd’hui plus spécifiquement sur les évolutions des formes d’organisation bureaucratique dans le secteur sanitaire et social – entendu comme celui de la protection sociale et de la santé au sens large. On s’efforcera de rendre compte au cours du séminaire de sa grande diversité : actions générales ou ciblées (sur les personnes fragiles ou démunies) ; prestation de services (dans les établissements de soin, médico-sociaux, sociaux…) ou allocations ; actions mises en œuvre dans un cadre public, national, local ou sous contrôle public direct (organismes de sécurité sociale), mais également d’autres organismes de statut privé : institutions de prévoyance, établissements sans but lucratif, mutuelles, associations, voire, par délégation, organismes à but lucratif titulaires de marchés publics. Ces activités sont sensibles aux principes (égalité, juste-droit, transparence et lutte contre la corruption…) qui justifient la bureaucratie, comme le soulignent les débats actuels sur le projet de loi « renforçant la laïcité et les principes républicains »[1] et l’extension des obligations de laïcité aux salariés des organisations exerçant des missions de service public, particulièrement nombreuses dans le secteur sanitaire et social.
Ainsi, le secteur social aujourd’hui, pourrait, à la fois, se trouver dans les premières lignes d’un mouvement ou d’une évolution de la bureaucratisation de la société, d’une transformation de ses formes, creusant un écart profond entre les destinataires des politiques sociales et les finalités de ces dernières.
Le secteur social, plus que d’autres, est-il particulièrement exposé à une bureaucratisation sous une forme ou une autre (rôle des asymétries d’informations, ciblage plus étroit des populations, etc.) ? Il est soumis en effet – pas seulement de façon immédiatement contemporaine – à des pressions particulières. En réponse à la diversification des besoins des usagers, combinée à la maîtrise recherchée des dépenses publiques et à l’affirmation d’un contrôle des demandes d’accompagnement, les politiques sociales semblent multiplier les règles particulières au détriment du droit commun et proposer des dispositifs qui se complexifient. Par exemple, la combinaison de champs spécifiques (l’emploi/le social ; le social/le sanitaire) et de différents niveaux d’intervention (le local, le local déconcentré et le national) pour permettre une action globale et transversale s’accompagne de problèmes de coordination multiples. Au demeurant, le volume de matière législative et règlementaire s’est sensiblement épaissi dans la dernière décennie. En dépit des « économies » en personnel permises par la numérisation et la dématérialisation des dossiers ou des annonces de simplification des procédures, en dépit des vagues successives de décentralisation et d’externalisation des missions ou de la création de nombreuses agences qui auraient pu décharger les administrations de l’État, le nombre des agents publics et privés consacrant leur travail à ces questions sociales semble subir une augmentation inéluctable.
Par ailleurs, depuis une quinzaine d’années, des méthodes managériales plus proches de celles du secteur privé s’introduisent rapidement dans l’ensemble des administrations. Ce mouvement est guidé par le souci d’augmenter la performance et l’efficacité des actions, encadrées par de nombreux « outils d’évaluation », qui peuvent appartenir aussi aux outils de gestion des personnels et de leurs carrières, générant ainsi des questionnements sur l’adéquation entre poursuites d’intérêts privés (maximisation des revenus, poursuite de carrière, etc.) et bien commun. Pour les politiques sociales, dont les « résultats » à court terme et à long terme doivent souvent être appréciés par des évaluations qualitatives complexes, le tournant est particulièrement rude. Les nouvelles modalités de tarification dans le secteur sanitaire et médico-social modifient profondément les relations entre les groupes professionnels à l’intérieur des organisations. De nombreuses fonctions sont sous-traitées, notamment dans le secteur social où le fonctionnement par appels d’offre bouleverse les relations entre des organismes missionnés sur le court terme et leurs publics. De nouvelles règles, fréquemment modifiées ou renforcées, s’appliquent aux marchés et aux achats publics. Le lien avec les administrations commanditaires change de forme. La répartition des responsabilités effectives entre les différents niveaux hiérarchiques peut parfois donner à des agents du « street level » des pouvoirs discrétionnaires inédits et éventuellement paradoxaux du point de vue de leurs missions.
La bureaucratisation est toujours synonyme d’obstacles « paperassiers » et d’allongement des délais de traitement des dossiers, déplaisant pour l’usager. Mais le secteur sanitaire et social nécessite un regard particulier. Un grand nombre de destinataires de ces politiques sont en effet, par définition, fragiles : situations complexes, besoins urgents parfois vitaux, individus déstabilisés par l’abondance de règles, de « pièces justificatives » à fournir et de questionnaires dématérialisés à choix multiples… On observe ainsi des taux très élevés de « non-recours » à certaines prestations. Par ailleurs, aux responsables organisationnels peuvent s’opposer des professionnels particuliers – médecins, travailleurs sociaux, associations –, investis très positivement par le public, qui considèrent leur travail comme entravé par la prescription de certaines règles. Mais il reste de nombreux domaines où l’on peut s’interroger. Dans la même perspective, des structures administratives ont été missionnées pour interpeller les pouvoirs publics/l’administration sur ses propres dérives bureaucratiques (exemple le Défenseur des droits) et concevoir des moyens soit de simplifier les demandes, soit d’apporter des aides à l’usager (simplification administrative, « coffre-fort virtuel », logiciels d’orientation vers des droits méconnus des usagers…) ; mais ces tentatives semblent avoir rarement donné lieu à des actions cohérentes d’ampleur suffisante sur la durée. L’applicabilité de certaines politiques sociales, l’efficience de leur mise en œuvre, prise en tenaille entre le traitement de masse des dossiers et l’approche plus individualisée des situations, peuvent être mises en cause par la bureaucratie.
S’il se confirme qu’effectivement le secteur social fait partie des plus exposés aux risques bureaucratiques, que les effets de ceux-ci peuvent interroger les objectifs mêmes des politiques publiques concernées – non sans engendrer des coûts financiers qui doivent aussi être mesurés –ne conviendrait-il pas de réfléchir aux moyens de prémunir « le social » de ces effets néfastes ? De ce point de vue, observer comment l’urgence, lors de la crise de la Covid-19, a pu faire voler en éclats certaines pratiques bureaucratiques pourrait apporter des éléments de réflexion intéressants.
Chacune des trois séances du séminaire sera consacrée à un volet de ce questionnement d’ensemble.
Première séance (webinaire) le mardi 12 janvier 2021 de 13h30 à 16h30
Observation du secteur sanitaire et social : y a-t-il des facteurs favorables au développement d’une organisation bureaucratique dans le secteur sanitaire et social ?
Cette séance permettra dans un premier temps d’ouvrir la réflexion sur le thème général de ce séminaire en proposant un état des lieux de la bureaucratie sanitaire et social. Comment la bureaucratie s’est-elle imposée dans ces secteurs de l’action publique ? Qu’est-ce qui différencie la bureaucratie sociale de la bureaucratie sanitaire ? Sont-elles des bureaucraties comme les autres ?
Il s’agira ensuite de questionner en particulier la gestion par la règle, imposée par les principes républicains d’égalité de traitement. Cette gestion déshumanisée s’est imposée pour échapper au clientélisme et à l’arbitraire. Cependant, dans les textes fondateurs de la Sécurité sociale, l’administration « bureaucratique » des droits n’était-elle pas compensée/accompagnée par les formes de démocratie sociale organisant la gestion d’ensemble du système ? En quoi, la référence à un principe d’universalité que l’on voit réapparaître à l’heure actuelle comme fil directeur de la simplification administrative et de l’équité (réforme des retraites et de l’indemnisation du chômage, revenu universel d’activité) participe- t-elle à pallier effectivement des formes de bureaucratie inéquitable ?
Tous les usagers sont-ils également affectés par le processus bureaucratique ou bien observe-t-on un gradient social ou générationnel ?
Cette séance introductive sera également l’occasion d’aborder les contours des bureaucraties sanitaire et sociale et ses transformations par l’arrivée de nouveaux acteurs, tels que les mutuelles, les collectivités territoriales, les agences…. (Comment la bureaucratie, mode de gouvernance du service public, s’impose et se transforme-t-elle dans ces organisations de droit privé ? Que font ces nouveaux acteurs au processus décisionnel ?).
Intervenant.e.s
Jean-Marc Weller, LISIS, CNRS / Université Gustave Eiffel, Paris. Intitulé de l’intervention à venir.
Henri Bergeron, Centre de sociologie des organisations, CNRS / Sciences-Po et Patrick Castel, Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris. « Covid 19 : le gouvernement contre les bureaucraties sociales ? »
Christine Daniel, inspectrice générale des affaires sociales, Paris. « Observer la bureaucratie »
Deuxième séance, vendredi 5 février 2020 de 13h30 à 16h30
Transformations des formes d’organisation et d’expression bureaucratique en liaison avec de nouveaux types de management dans le secteur/ nouveaux défis (déconcentration, décentralisation, agencification)
Cette seconde séance propose d’explorer la question des nouvelles formes de management. Il ne s’agit pas ici de revenir sur les travaux concernant le New Public Management, mais davantage de questionner les nouvelles formes d’organisation du travail lorsque celui se numérise (dématérialisation des dossiers), s’externalise (contractualisation de prestataires, marchés publics, recours massifs à des vacataires…), se réalise en distanciel (télétravail)… Quelles en sont les conséquences, par exemple, sur la tarification, ou encore sur le choix des indicateurs de performance ? L’évolution du métier des travailleurs sociaux (avec notamment des objectifs à atteindre) contribue-t-elle à accompagner ces publics et à favoriser leur autonomie ou au contraire, aggrave-t-elle le caractère bureaucratique, parfois perçu comme normatif ou paternaliste, de la prise en charge ? Ces interrogations appellent également des éclairages sur les gains et les coûts, qu’ils soient matériels, immatériels ou financiers.
Une attention spécifique sera portée à l’organisation des street-level bureaucracies tant les transformations de l’action publique ont contribué à leur diversification (Weill, 2014). La délégation de service public à des associations ou à des prestataires et le recours à des travailleurs indépendants amènent des salariés ou des indépendants à opérer tels les street-level bureaucrats décrits par Lipsky. On s’intéressera notamment à leurs conditions de travail, à leurs relations hiérarchiques ou à leurs relations avec les commanditaires.
Intervenant.e.s
Marie Mallet, Centre d’Action Sociale de la Ville de Paris
Gabriel Vommaro, IDAES-UNSAM, Escuela Interdisciplinaria de Altos Estudios Sociales, Buenos Aires, Argentina. La production locale du Welfare des précaires et le fonctionnement de l’État social aujourd’hui
Stéphane Bellini, IAE, Université de Poitiers, Poitiers. A la recherche de marges de manœuvre : l’appropriation des règles bureaucratiques par les acteurs
Troisième séance le mardi 9 mars de 13h30 à 16h30
Usagers des organismes sanitaires et sociaux d’aujourd’hui et situation des personnels. Les politiques publiques sanitaires et sociales mises en œuvre de façon bureaucratique atteignent-elles leurs publics ?
La dernière séance du séminaire mettra la lumière sur les usagers et l’impact de la bureaucratie sanitaire et sociale et de ces transformations sur la mise en œuvre effective des droits, mais également sur leurs expériences en tant qu’usager ou patient. Quelles perceptions les usagers ont-ils des nouveaux processus numériques ? Quels regards portent-ils sur les nouvelles formes de bureaucratie (dématérialisation, raréfaction des guichets ou encore arrivée de nouveaux acteurs) ? Quels sont les effets de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise de la confiance » dans les instances publiques et républicaines, crise durablement installée dans le paysages politique national et international, sur la bureaucratie et la bureaucratisation ? Plusieurs signes laissent penser que cette confiance est en effet fragile. Les enquêtes et les travaux par exemple du laboratoire ODENORE montrent que le public identifie et individualise de plus en plus mal le rôle de chacune des « grosses machines » du secteur social. En matière de protection de la santé par exemple, une certaine confusion règne autour des rôles et missions de « l’administration », de « la sécu » ou encore des mutuelles et des assurances complémentaires. La dénonciation de la bureaucratie ne recouvre-t-elle pas aussi une forme de critique de l’offre publique qui résulte de compromis politiques (ceux qui contribuent/ceux qui perçoivent ; responsabilité individuelle/ solidarité collective, etc.) ? La bureaucratisation du secteur social n’entraîne-t-elle pas une crise de confiance du public envers le service public ? Le « design » des politiques publiques peut-il dans ce cas constituer un recours adapté ?
Intervenant.e.s
Philippe Warin, PACTE, Université de Grenoble / Sciences Po Grenoble, Grenoble. Titre de l’intervention à venir.
Héléna Revil, responsable de l’Odenore, Laboratoire de Sciences sociales PACTE, Université Grenoble-Alpes. Titre de l’intervention à venir.
Dr David Morquin, MD – Maladies Infectieuses et Tropicales, PhD – Science de Gestion (Management des Systèmes d’Information), CHU de Montpellier. Titre de l’intervention à venir.
Calendrier prévisionnel du dossier de la RFAS pour le numéro 2022-2
Diffusion de l’appel à contribution : avril 2021
Réception des articles : mardi 2 novembre 2021
Réunion du comité de lecture : mardi 14 décembre 2021
Publication : juin 2022
Informations organisationnelles
Du fait de la situation sanitaire, la première séance sera entièrement à distance.
Les séances suivantes, sous réserve de l’évolution de la situation sanitaire, pourraient être proposées en version hybride. Le cas échéant, les rencontres se tiendront dans les locaux du ministère des Solidarités et de la Santé, 10 place des Cinq Martyrs du Lycée Buffon à Paris en salle 4232R (avec une jauge réduite de moitié) et seront retransmises en direct.
Le lien de connexion pour chaque séance vous sera communiqué par mail avant le début de la rencontre.
[1] Annoncé par le Gouvernement le 5 octobre 2020 et présenté au gouvernement le 7 décembre 2020 sous le titre « projet de loi confortant les principes républicains ».
Cet appel à contribution s’adresse aux
chercheurs en sociologie, science politique, économie, gestion, droit, géographie,
démographie, anthropologie, santé publique, ainsi qu’aux acteurs du champ
sanitaire et médico-social.
Les
articles sont attendus avant le lundi 26 avril 2021
« Le meilleur moyen de soulager l’hôpital, c’est
de ne pas tomber malade »[1]. La formule, prononcée par
le Premier ministre quelques jours avant l’annonce du deuxième confinement,
résume la logique qui a conduit le gouvernement à restreindre brutalement les
déplacements et l’activité, au nom de la santé publique. Ces mesures inédites,
aux conséquences sociales, économiques et sanitaires, incalculables pour le
moment, ont été justifiées par la nécessité de préserver l’hôpital d’un afflux
de malades. En mars 2020, et dans une moindre mesure en octobre 2020, le « plan
blanc »[2]
s’est de surcroît traduit par l’annulation d’une large majorité d’opérations
chirurgicales, de consultations, et d’hospitalisations programmées. Cedispositif
visant à libérer des lits d’hospitalisation et des personnels pour faire face à
l’épidémie de Covid-19 s’est révélé extrêmement coûteux pour les autres
malades, qui ont vu leurs soins reportés.Loin des visions enchantées de
personnels hospitaliers unis dans le combat contre l’épidémie et d’un
gouvernement prêt à tous les sacrifices pour leur éviter de devoir « trier
les malades », ce dossier entend éclairer les raisons sociales, politiques
et organisationnelles qui ont conduit un service public –l’hôpital –à ne plus
pouvoir répondre aux besoins de ses usager·es[3].
Ce projet de dossier de la Revue française des affaires sociales
(RFAS) pour son quatrième numéro 2021 sera consacré aux réformes du monde
hospitalier et aux crises et aux résistances qu’elles ont suscitées. La gestion de l’épidémie et les adaptations qu’elle a entraînées
chez les soignants (priorisation des activités, réorganisation des services,
évolution de la répartition des missions, etc.) pourront être prises en compte
de manière transversale dans cette réflexion sur les transformations de
l’hôpital. Les
articles s’appuieront sur des matériaux empiriques, qualitatifs et/ou
quantitatifs issus d’enquêtes permettant d’éclairer les évolutions des
structures hospitalières avant ou après le déclenchement de l’épidémie. Des
contributions comparant les crises, réformes et mobilisations à l’hôpital
public avec celles qu’ont connues d’autres services publics sont bienvenues,
ainsi que des comparaisons historiques ou internationales.
Réformes
À l’instar de beaucoup d’autres institutions
étatiques, l’hôpital public est soumis depuis plusieurs années à des réformes
successives qui se donnent pour objectif de diminuer les coûts et de
rationaliser l’activité. Au-delà des dispositifs techniques et gestionnaires
dont la tarification à l’activité (T2A) constitue l’aboutissement, ce premier axe sera consacré aux effets
socialement différenciés de ces réformes sur le travail de différentes
catégories de personnel hospitalier.
Parmi les multiples politiques mises en œuvre, le
développement de l’ambulatoire, c’est-à-dire la prise en charge de soins
médicaux ou chirurgicaux en dehors du cadre traditionnel de l’hospitalisation
complète, est source de nombreuses réorganisations. Ce qu’il est
désormais convenu d’appeler le « virage ambulatoire » consiste à
réorganiser les établissements et leurs services de façon à écourter la durée des séjours hospitaliers et à accroître le
volume des soins et des services médicaux dispensés hors du milieu hospitalier. En transférant
une partie de l’activité hospitalière vers la médecine dite
« ambulatoire », qu’elle soit de « ville » ou de
« proximité »[4], les réformes visent à répondre
aux impératifs financiers (réduire les coûts) tout en soulignant les avantages
d’une meilleure fluidité de la circulation des patients d’un espace professionnel
à l’autre[5] et d’une moindre
exposition aux risques de maladies nosocomiales. Il serait intéressant
d’explorer les effets de ce transfert
d’activité sur les conditions de travail
des personnels hospitaliers qui sont déjà
particulièrement pénibles et dégradées[6]. Il
conviendrait également d’analyser les conséquences des récentes réformes sur la
place occupée par les professionnel·les de l’organisation (cadres de santé,
cadres de pôles), voire sur l’émergence de nouvelles fonctions (bed managers et consultant·es[7]),
et sur les rapports de force entre les services hospitaliers : la logique de concentration des
moyens sur les activités considérées comme rentables[8] peut se traduire par
d’importants écarts d’investissements en termes de travaux, de formation et de
recrutements. Quels en sont les effets
sur les hiérarchies hospitalières, mais aussi sur la compétition entre (chefs
de) services pour la captation des malades les mieux ajusté·es aux séjours
courts ? Les conséquences peuvent également se mesurer sur le plan de
la division genrée du travail à l’hôpital :
secrétaires, aides-soignantes et infirmières sont souvent celles qui doivent
couvrir, en toute discrétion, les défaillances de l’institution, permettant
ainsi à ceux qui exercent les métiers les plus nobles et les plus visibles,
notamment les médecins, de continuer à endosser le beau rôle de héros[9].
Les effets des réformes visant
à contenir les dépenses se mesurent également à l’aune des inégalités sociales et territoriales de santé. Quels
sont les enjeux du transfert d’une partie de l’activité hospitalière vers la médecine
dite « ambulatoire » pour des populations résidant dans des
territoires sous-dotés en services médico-sociaux censés permettre la
continuité des soins après la sortie de l’hôpital ? Que signifie l’hospitalisation
à domicile pour des patient·es des fractions désaffiliées des classes
populaires, vieillissant·es ou atteint·es d’une maladie chronique et isolé·es
du fait de leur situation familiale, administrative ou économique instable ? La
liberté d’installation et de prescription des médecins se traduit par
d’importantes inégalités territoriales qui peuvent se trouver accentuées par le
transfert des soins de l’hôpital vers « la ville » et par un
basculement du financement des soins, du régime obligatoire d’assurance maladie
vers le régime complémentaire. Les contributions pourront tenter de faire
apparaître par quelles homologies de
positions[10]
les oppositions entre territoires riches et pauvres peuvent se retraduire et
être accentuées dans l’espace de l’accès aux soins.
Crises
En 2020, l’activation à deux reprises en quelques mois
du « plan blanc », habituellement associé à des situations d’urgence,
invite à reconsidérer ce qui fait crise dans l’évènement[11]. Dès l’apparition de l’épidémie
de Covid-19, le terme de « crise » s’est imposé dans le débat public
pour caractériser la gravité de l’épidémie, faisant le lien avec la
« crise des urgences »[12] et plus généralement avec
le mouvement de contestation des personnels hospitaliers contre les réformes
managériales et les restrictions de moyens d’une institution gérée à « flux
tendus »[13].
La décision du gouvernement de décréter un confinement généralisé sur
l’ensemble du territoire au nom de la préservation de l’hôpital a contribué à
placer cette institution au centre de la « crise de santé publique ».
Au-delà des discours convenus valorisant le « courage » exceptionnel
des soignant·es, l’enjeu de ce second axe est d’expliquer ce qui a permis à l’institution hospitalière et à ses
personnels de faire face à cette vague épidémique inédite, sans pour autant
s’effondrer.
Les difficultés rencontrées pour faire face à
l’épidémie de Covid-19 ont également remis au cœur de l’actualité les faibles
dispositifs de régulation imposés aux cliniques privées par comparaison avec
les missions et les contraintes toujours plus nombreuses qui pèsent sur l’hôpital
public. Appréhender la crise de l’hôpital public dans ses différentes
dimensions suppose de le resituer dans
l’ensemble du système de soins, en étant attentif aux effets que l’essor du
privé produit sur le vivier des médecins et des infirmièr·es encore disposé·es
à sacrifier leur niveau de rémunération et leurs conditions de travail à la
mission de service public. Cette attraction du privé est d’ailleurs loin d’être
uniforme et inéluctable : elle varie selon la position de classe, de
genre, et les capitaux scolaires des agents hospitaliers. À cet écart qui se
creuse entre deux univers s’ajoute la multiplication de dispositifs parallèles
tels que les consultations privées à l’hôpital destinées à préserver
l’attractivité de l’hôpital public pour les médecins spécialistes, et un
recours croissant à la sous-traitance qui brouille les frontières entre secteur
public et privé. Les contributions
pourront être attentives à la sociologie des patient·es qui continuent à
fréquenter le service public, par opposition à celles et ceux qui se
tournent de plus en plus systématiquement vers le privé[14], et aux logiques de choix
du service public ou du privé, selon les propriétés sociales des usager·es, la
gravité des maladies, l’urgence ressentie, les filières de soins entre la
« ville » et l’hôpital ou l’offre hospitalière sur le territoire. De
tels effets de concurrence induisent des formes de ségrégation qui, à terme,
pourraient saper le consentement à contribuer pour un système de moins en moins
universel.
Si l’épidémie du Covid-19 peut être analysée comme une
crise de santé publique, elle doit aussi être rapprochée des crises qui l’ont précédée dans l’histoire récente,
et notamment la crise de la canicule de 2003. Dans les deux cas, la
surmortalité de personnes âgées est venue rappeler que les chances de survie des
individus peuvent dépendre des équipements de réanimation et des places
disponibles dans les services de soins intensifs, sachant que les dotations
budgétaires des établissements sont loin d’être équivalentes sur tout le
territoire[15].
Le nombre important de résident·es malades des Ehpads qui ont été envoyé·es
dans des services hospitaliers et qui y sont décédé·es[16], exige d’engager une
réflexion sur la place de la fin de vie
dans le système hospitalier. Le cas des résident·es malades des Ehpads et
des services psychiatriques qui, à l’inverse, n’ont pas été transféré·es dans
des services hospitaliers exige également d’étudier les logiques de « tri »
effectué entre patient·es (par qui, selon quels critères et avec quelle
légitimité ?) avant même l’arrivée à l’hôpital.
Résistances
et acceptations des personnels hospitaliers
Si tous les soignant·es s’accordent sur le constat
d’une dégradation des conditions de travail, leurs réactions peuvent
considérablement varier selon leur caractéristiques sociales, leur trajectoire,
leur socialisation militante, leur service et leur institution d’appartenance[17]. La triade d’Hirschman permet
d’envisager, en première approche, l’éventail des stratégies possibles[18] : la sortie (exit) consisterait à quitter l’hôpital
public pour rejoindre le privé ou changer complètement de perspective
professionnelle ; la prise de parole (voice)
pourrait s’apparenter aux multiples mobilisations qui ont eu lieu ces dernières
années, même s’il s’agit d’un secteur où elles sont réputées difficiles en
raison des obligations de service minimum ; la loyauté (loyalty)
engloberait tous les comportements consistant à rester à son poste et à remplir
sa mission, sans pour autant s’empêcher de formuler des critiques à l’égard des
évolutions en cours.
Les mobilisations collectives
des personnels hospitaliers ont fait l’objet de nombreux travaux[19] mais les résistances plus discrètes qui se déploient au sein même des
espaces de travail de l’hôpital sont beaucoup moins étudiées. Il pourrait
également être intéressant de se pencher sur les configurations improbables qui peuvent émerger au sein d’institutions
hospitalières traversées par de multiples contradictions : comment
expliquer que de nombreux personnels soignants ne formulent pas en termes
politiques leur exaspération à l’égard de la dégradation des conditions de
travail ? Comment comprendre qu’une partie des élites
hospitalo-universitaires soient devenue hostiles aux réformes managériales
après les avoir longtemps promues comme le seul avenir possible pour le service
public ?
Des informations
complémentaires sur le contenu de cet appel à contribution peuvent être
obtenues auprès des coordonnateurs aux adresses suivantes :
[1] Jean Castex, discours à l’Hôpital
Nord de Marseille, 24 octobre 2020.
[2] Le plan blanc consiste à mobiliser
l’ensemble des professionnel·les de santé hospitaliers, y compris lorsqu’ils
sont en congé, afin de faire face à une crise (accident, attaque terroriste,
épidémie, …). Il est généralement décidé au niveau local.
[3]Pour une revue de littérature sur la façon dont l’hôpital a
été traitée dans la RFAS, voir François-Xavier Schweyer, « L’hôpital, une
transformation sous contrainte. Hôpital et hospitaliers dans la
revue », Revue française des affaires sociales, n°4, 2006, pp.
203-223.
[4] Sur les transferts de l’activité
vers la médecine de ville, voir Patrick Hassenteufel, François-Xavier Schweyer, Michel Naiditch, « Les réformes de
l’organisation des soins primaires », Revue
française des affaires sociales, n°1, 2020.
[5] Frédéric Pierru,
« Introduction. L’administration hospitalière, entre pandémie virale et
épidémie de réformes », Revue française d’administration publique,
n° 174, 2020, p. 305.
[6]Catherine Pollak,
Layla Ricroch, « Arrêts maladie dans le secteur hospitalier : les
conditions de travail expliquent les écarts entre professions », Études et Résultats, n°1038, Drees,
novembre 2017.
[7] Nicolas Belorgey, «Trajectoires
professionnelles et influence des intermédiaires en milieu hospitalier », Revue française d’administration publique,
n°174, 2020,p. 405-423.
[8]Pierre-André Juven, « ‘Des
trucs qui rapportent’. Enquête ethnographique autour des processus de
capitalisation à l’hôpital public », Anthropologie
& Santé. Revue internationale francophone d’anthropologie de la santé,
16, 2018.
[9]Christelle Avril, Irene Ramos
Vacca, « Se salir les mains pour les autres. Métiers de femme et division morale
du travail », Travail, genre et sociétés,
n° 43, 2020, p. 85-102.
[10]Pierre Bourdieu,« Effets de
lieu », La misère du monde,
Paris, Seuil, 1993, p. 159-167.
[11]Alban Bensa, Eric Fassin,
« Les sciences sociales face à l’événement », Terrain. Anthropologie & sciences humaines, 38, 2002, p. 5-20.
[12] Par extension, on peut également
penser à la crise de la psychiatrie, cf. Alexandre Fauquette, Frédéric Pierru,
« Politisation, dépolitisation et repolitisation de la crise sans fin de
la psychiatrie publique », Savoir/Agir,
n°52, 2020, p. 11-20.
[13]Pierre-André Juven, Frédéric
Pierru, Fanny Vincent, La casse du siècle. À propos des réformes de
l’hôpital public, Paris, Raisons d’agir, 2019, p. 162.
[14]Sylvie Morel, « La fabrique
médicale des inégalités sociales dans l’accès aux soins d’urgence », Agone, n°58, 2016, p. 73-88.
[16] Durant la première vague, les
malades du Covid-19 venu·es des maisons de retraites et transféré·es à
l’hôpital ont représenté près de la moitié des décès comptabilisés par Santé
publique France.
[17]Fanny Vincent, « Penser sa santé en
travaillant en 12 heures. Les soignants de l’hôpital public entre acceptation
et refus », Perspectives
interdisciplinaires sur le travail et la santé, 19-1, 2017.
[18]Albert O.
Hirschman, Exit, voice, and loyalty:
Responses to decline in firms, organizations, and states. Harvard universitypress, 1970.
[19]Danièle Kergoat, Françoise Imbert,
Helène Le Doaré, Danièle Senotier, Les
infirmières et leur coordination,Paris, Editions Lamarre, 1992, 192
p. ; Ivan Sainsaulieu, « La mobilisation collective à l’hôpital :
contestataire ou consensuelle?», Revue française de sociologie, vol. 53,
2012, p. 461-492.
Pour le numéro de juillet-septembre 2021 de la RFAS
Le dossier sera coordonné par :
Jean-Charles Basson, Politiste, directeur de l’Institut Fédératif d’Études et de Recherches Interdisciplinaires Santé Société (IFERISS, FED 4142), directeur-adjoint du Centre de Recherches Sciences Sociales Sports et Corps (CreSco, EA 7419), chercheur au Laboratoire d’Épidémiologie et Analyses en Santé Publique (LEASP-EQUITY, UMR INSERM 1027) et au Laboratoire des Sciences Sociales du Politique (LaSSP, EA 4175), Université de Toulouse,
Nadine Haschar-Noé, Sociologue, chercheure à l’Institut Fédératif d’Études et de Recherches Interdisciplinaires Santé Société (IFERISS, FED 4142), au Centre de Recherches Sciences Sociales Sports et Corps (CreSco, EA 7419) et au Laboratoire des Sciences Sociales du Politique (LaSSP, EA 4175), Université de Toulouse,
Marina Honta, Sociologue, chercheure au Centre Émile Durkheim (UMR CNRS 5116), Université de Bordeaux.
Cet appel à contribution s’adresse aux chercheurs en sociologie, science politique, géographie, démographie, anthropologie, santé publique, économie, gestion, droit, ainsi qu’aux acteurs du champ sanitaire et médico-social.
Les articles sont attendus avant le lundi 29 mars 2021
Les désormais tragiquement célèbres inégalités sociales de santé (ISS, selon l’acronyme unanimement repris) ont été portées au jour par une épidémiologie frottée aux cadres des sciences sociales, ouverte aux déterminations sociales et sensible aux parcours biographiques des individus. La liste est longue, et pourtant incomplète, des travaux pionniers aux productions récentes (Lang, 1993 ; Leclerc, Fassin, Grandjean, Kaminski, Lang, 2000 ; Aïach, Fassin, 2004 ; Elbaum, 2006 ; Leclerc, Kaminski, Lang, 2008 ; Lang, Kelly-Irving, Delpierre, 2009 ; Haut conseil de la santé publique, 2010 ; Lang, 2010 ; Aïach, 2010a ; Aïach, 2010b ; Lang, 2014 ; Lang, Kelly-Irving, Lamy, Lepage, Delpierre, 2016 ; Lang, Ulrich, 2017 ; Haschar-Noé, Lang, 2017) dont la somme atteste que les ISS font l’objet d’incorporation biologique (Krieger, 2001 ; Hertzman, 2012), et ce tout au long de la vie des personnes.
Ainsi est-il acquis que « des phénomènes biologiques aussi divers que la santé et la nutrition maternelle, les différentes infections de l’enfance, les vaccinations et les facteurs de stress s’articulent à des processus sociaux tels que le niveau socio-économique des parents ou leurs accès aux services de santé. […] [De telle façon que], si la vie entière a été un cumul de désavantages, les efforts pour réparer les dommages de la vie antérieure nécessiteront des efforts importants » (Lang, 2010), étant entendu que « l’organisation sociale distribue les avantages et les privilèges d’un côté et les désavantages et handicaps de l’autre » (Aïach, 2010b). Mais quels sont donc ces processus sociaux et cette organisation également sociale qui ordonnent aussi implacablement l’octroi des avantages et privilèges aux uns et l’assignation des désavantages, dommages et handicaps aux autres ? Selon quels procédés et logiques, cette répartition des inégalités sociales, ainsi médicalement connotées, opère-telle ?
De quoi les inégalités sociales de santé sont-elles le nom ?
À coup sûr, ces questions méritent d’être posées car « le passage des faits structurels, caractérisant la société, aux réalités observées de la santé demeure relativement obscur : l’analyse des inégalités ne livre pas la clé des mécanismes par lesquels des transformations macroéconomiques et macro-sociales influent sur les comportements à risque ou des pratiques de prévention, sur des taux de mortalité ou de morbidité » (Leclerc, Fassin, Grandjean, Kaminski, Lang, 2000). Introduite et validée par les épidémiologistes les plus au fait des considérations sociologiques, tout se passe comme si la qualité « sociale » prêtée aux inégalités de santé était largement impensée quant à ses significations multiples et implications directes. Il semble que soit considéré comme « social », autrement dit impalpable, incommensurable et, pour autant, particulièrement efficace, tout ce qui échappe au paradigme biomédical et, plus subtilement, au prisme épidémiologique. Supputant qu’il existe un à-côté social, quelque peu mystérieux et fortement structurant en matière de fabrique des inégalités de santé, les travaux accumulés jusque-là semblent, en grande partie, incapables de l’identifier et, plus encore, d’en caractériser les fondements et déterminants. Selon cette lecture indicative et approchante, le « social » s’apparente à un élément incertain du « contexte » indiscernable et englobant au sein duquel évolue l’individu et avec lequel il lui revient, tant bien que mal, de composer. Il s’agit là manifestement d’un angle mort de l’analyse dominante en la matière que la revue Agone a entrepris de vivifier en révélant que la santé avait la propension à « décupler les inégalités » (2016) sociales.
De la même façon, considérer métaphysiquement que « la situation des ISS soulève des questions essentielles comme la vie, la mort ou la justice qui semblent oubliées » (Lang, 2014) et invoquer ainsi les valeurs inspirées du processus historique de civilisation éliasien (Elias, 1973) pour se demander s’il ne faut pas voir dans cette omission « un déni devant un fait qui dérange le mythe de l’égalité » (Lang, 2014) est une chose parfaitement estimable, par ailleurs impérative. Entreprendre l’analyse des ressorts de la production des dites ISS en est une autre, plus triviale et laborieuse. Car si « les inégalités sociales de santé résultent de processus complexes qui se produisent aussi bien dans l’espace social que dans le champ biologique […] et sont le produit subtil des autres inégalités sociales qui caractérisent une société à un moment de son histoire » (Aïach, 2010b), c’est à la mise au jour des complexité et subtilité sociales de la construction des inégalités de santé que nous proposons d’œuvrer collectivement.
Toutefois, deux apports majeurs sont à porter à l’actif des recherches engagées sur les ISS depuis une trentaine d’années : le gradient social et les déterminants de santé. Selon le premier, un continuum fait correspondre la santé des individus à la position sociale occupée respectivement par chacun d’entre eux (Galobardes, Shaw, Lawlor, Lynch, Smith, 2006 ; Cambois, Laborde, Robine, 2008 ; Garès, Panico, Castagné, Delpierre, Kelly-Irving, 2017 ; Mackenbach, 2017). Ainsi « la plupart des indicateurs de santé (espérance de vie, espérance de vie en bonne santé, santé perçue, adoption de comportements favorables à la santé, utilisation du système de santé…) se dégradent-ils en allant des catégories sociales les plus favorisées aux plus défavorisées » (Lang, Ulrich, 2017). Pour leur part, les multiples déterminants de santé dégagés par la recherche font l’objet d’une répartition en « trois grandes familles » : les déterminants socio-économiques ; les comportements de santé ; le système de soins et de prévention médicalisée. Considérés comme dépendants les uns des autres, « ils forment de véritables chaînes de causalité et s’accumulent […] au cours de la vie » (Lang, Ulrich, 2017).
Considérant qu’il y a là des acquis sur lesquels une analyse de la construction sociale des inégalités de santé peut, d’une part, prendre appui et, d’autre part, se proposer de les tester, nous nous rangeons à l’avis de Didier Fassin pour qui « il revient aux sciences sociales de comprendre, au-delà du repérage des facteurs de risque que permet l’épidémiologie, les processus par lesquels un ordre social se traduit dans les corps » (Carricaburu, Cohen, 2002). Il poursuit, par ailleurs : « Plutôt qu’une réalité dérivée de définitions biologiques, médicales ou philosophiques, la santé apparaît simultanément comme une notion et un espace définis par les rapports entre le corps physique et le corps social » (Fassin, 2002). Corps social et ordre social étant incontestablement des pistes heuristiques et empiriques pour donner, respectivement, à penser et à voir « l’origine et les fondements des inégalités sociales de santé » (Aïach, Fassin, 2004), nous avançons que, épidémiologiquement pointées, les ISS sont sociologiquement, politiquement, géographiquement, démographiquement, anthropologiquement, juridiquement, économiquement, culturellement et corporellement, notamment, construites.
Aussi le recours au vaste spectre des sciences sociales invite-t-il au croisement disciplinaire des concepts et des écoles, des méthodes et des objets, des données et des terrains à même de passer au crible les déterminants cumulatifs de la production sociale et territorialisée des inégalités de santé. Nous gageons, en effet, que les combinaison et confrontation des analyses, de surcroît menées à l’échelle internationale, alors que les enseignements de la Covid-19 sont encore à tirer, permettront de caractériser le processus général de fabrication des dominations et des discriminations sociales en santé et, ce faisant, de dévoiler les conditions de perpétuation et d’accroissement de ce dernier, afin de mieux l’enrayer. Car il est un point qu’il reste à investir afin de mieux comprendre les ISS et, de fait, entreprendre de les réduire : les logiques multiples, complexes et enchâssées de leur implacable et méticuleuse fabrique.
La construction sociale des inégalités de santé
En premier lieu, les sciences sociales convoquées ici visent à confirmer par l’analyse que c’est d’inégalités socialement construites dont il est question, car « être riche, instruit et en bonne santé n’est pas une option qu’on aurait à choisir parmi d’autres possibles. C’est bien parce que la richesse est plus enviable que la pauvreté, que l’instruction et les savoirs sont mieux considérés que l’absence d’instruction et l’ignorance, et que la bonne santé est préférable à la mauvaise santé qu’il n’est pas seulement question de différences sociales entre riches et pauvres, instruits et non-instruits, personnes en bonne santé ou personnes souffrantes ou diminuées, mais bien d’inégalités » (Lahire, 2019), que ces dernières soient de santé ou d’autres ordres qui vont se renforçant les uns les autres. S’il est acquis que ces inégalités trouvent les fondements et ferments de leur reproduction dans la structure de l’organisation sociale au sein de laquelle elles opèrent, les étudier suppose de considérer de près la dimension politique des rapports sociaux qui président à leur construction. Les enjeux de pouvoirs, les processus de domination, les mécanismes de stigmatisation et le jeu complexe des distinctions, divisions et contradictions sociales qui permettent la pérennisation et l’accentuation des ISS sont ainsi à intégrer aux analyses attendues.
Plus précisément, proposer de dévoiler les ressorts de la fabrique des inégalités sociales de santé, c’est choisir délibérément de placer la focale sur les instances de gestation, les vastes chantiers de création et les diverses entreprises de production qui y pourvoient. Il s’agit d’étudier où la fabrication, l’entretien et le renouvellement des ISS se forment et s’élaborent patiemment, se façonnent progressivement et se tissent inéluctablement, se forgent (selon l’étymologie du latin fabrica) durablement et se trament, s’ordonnent savamment et s’agencent rigoureusement. Il s’agit également de comprendre comment ce process s’accomplit : selon quels mécanismes structurants, quelles conditions et dynamiques essentielles, quelles modalités et pratiques, quels usages et conduites, quelles expériences et occasions. À ce titre, l’accent est placé résolument sur les différents processus et modes de socialisation à la santé et sur les mécanismes qui agissent sur la formation de celle-ci afin d’établir en quoi l’incorporation des dispositions socialement acquises relatives aux rapports de classe, de race, de sexe, de genre, d’âge ou/et de génération (ces rapports étant pensés, selon l’approche intersectionnelle (Galerand, Kergoat, 2014), comme dynamiques, consubstantiels, articulés, imbriqués et coextensifs) est marquée différentiellement (Bourdieu,1979 ; Lahire, 2002) par des effets de renforcement, de rémanence et de réactivation des ISS. De même, la prise en compte des cultures somatiques (Boltanski, 1971) permet d’interroger les logiques d’articulation et d’agencement dialectique des dispositions sociales et des dispositifs de santé.
Par ailleurs, les modalités de fabrication du gouvernement des corps (Foucault, 2004 ; Fassin, Memmi, 2004 ; Honta, Basson, Jaksic, Le Noé, 2018) et, ce faisant, du gouvernement de la santé (Basson, Haschar-Noé, Honta, 2013 ; Honta, Basson, 2015 et 2017) sont également à considérer de près pour leur propension à alimenter le processus de construction et d’approfondissement des ISS. La faculté des différents pouvoirs à gérer le corps social dans ses différentes composantes quasi-organiques contribue, en effet, à instituer le corps des individus en support et vecteur d’action publique de santé. Opéré par une série d’exercices d’objectivation et de discipline individuelle, le travail sur soi qu’il suppose contraint chaque sujet à progressivement incorporer les règles de la bienséance, de la sagesse, de la raison, du bon sens, de la prudence, voire de la précaution érigées en principes de vie, de garantie individuelle et de sauvegarde corporelle. Si le processus implique l’incorporation, soit la maîtrise du corps et l’autocontrainte des conduites telles qu’étayées par l’analyse éliasienne (Elias, 1973), chacun ne s’en trouve pas pour autant dispensé du contrôle extérieur, des sanctions juridiques, des procédures punitives et autres peines disciplinaires.
Toutefois, tous les corps ne sont pas impactés de la même façon, selon les mêmes modalités, intensité, urgence et prégnance. Des modes différenciés de gouvernement en santé des populations se font jour dans lesquels se jouent des rapports de domination. Ainsi en s’adressant prioritairement aux personnes vulnérables sur les plans social, culturel, économique et géographique, cette gouvernementalité corporelle est-elle socialement située et directement confrontée aux dispositions des « publics cibles » dont les penchants et inclinaisons sont régulièrement stigmatisés. C’est dans le corps-même des sujets fragilisés issus des milieux populaires en crise que l’action publique (de santé ou des domaines connexes touchant les déterminants sociaux de cette dernière) trouve, en effet, le terreau le plus fertile à sa gestation, son expression multiple, son épanouissement diffus et son déploiement rémanent. Les injonctions à bien manger, bien bouger, bien se protéger, à « se bien conduire dans une ville saine » (Basson, Honta, 2018) dont « les classes populaires contemporaines » (Cartier, Coutant, Masclet, Renahy, Siblot, 2015 ; Arborio, Lechien, 2019) sont régulièrement l’objet, attestent combien les modes de gouvernement des populations peinent à se défaire d’une forte dimension normative et moralisatrice. Les conditions sociales de réception et d’intériorisation des modes et registres de justification et de légitimation de ces différents rapports à l’ordre social et politique qui fondent les ISS sont à étudier plus avant. La période y est particulièrement propice si on relève qu’elle est, notamment, marquée par l’accroissement des difficultés d’accès au système de santé, le développement d’outils numériques impactant la vie quotidienne, le recours de plus en plus fréquent à l’hospitalisation à domicile et la pandémie de la Covid-19 caractérisée par la confusion largement pratiquée des registres de l’ordre sanitaire et de l’ordre public.
Si l’incorporation sociale des inégalités assure la fonction de « production politique de la santé » (Fassin, 2002), celle-ci peut également donner lieu à des formes alternatives de contribution effective au processus général, quitte à le malmener. En effet, la désectorisation du domaine sanitaire des inégalités de santé et leur extension à l’ensemble de la question sociale fondent également leur politisation. On sait que « le mécanisme de requalification des objectifs assignés à l’action deviennent politiques dans une sorte de reconversion – partielle ou totale – des finalités qui leurs sont assignées, des effets qui en sont attendus et des justifications qu’on peut en donner » (Lagroye, 2003). C’est précisément ce qui se joue en matière de santé.
Des formes alternatives de « production politique de la santé »
Si proposer d’étudier « la construction sociale de la réalité » (Berger, Luckmann, 2012 [1966]) des inégalités de santé revient à tenter de contrecarrer l’emprise totalisante du filtre biomédical sur la perception et l’analyse de ces dernières, nous nous gardons bien, en retour, de contribuer à transformer le constructivisme en dogme régentant invariablement l’étude des ISS. En effet, en référence directe à cet ouvrage majeur et aux déclinaisons auxquelles il donne lieu aujourd’hui encore, il s’agit de « se doter d’une conception dynamique de l’acteur, soumis à des processus de socialisation multiples et contradictoires, jamais achevés parce qu’inachevables, se déroulant tout au long d’une vie et qui, sans remettre en question des éléments constitutifs de l’individu acquis lors de la socialisation primaire (celle de la prime enfance) ouvre le spectre de la transformation identitaire » (Berger, Luckmann, 2012 [1966]).
Aussi prégnants soient-ils, les processus d’incorporation des dispositions relatives à la santé sont également sujets à des mises à distance et des mises en sommeil, des phases de latence et des bifurcations, des reconversions et des ruptures au fil des parcours biographiques de chacun. Les analyses proposées doivent ainsi faire place à l’individu en tant qu’il est porteur d’une histoire qui lui est propre, elle-même susceptible d’agir, d’une manière ou d’une autre, sur les conditions sociales de production des ISS, envers lui-même ou à l’endroit des personnes dont il a la charge ou qu’il se propose d’accompagner et de soutenir dans des circonstances difficiles, pénibles, voire dramatiques, telle que la période de pandémie actuelle en génère. Composée d’une somme entremêlée et, éventuellement, contradictoire d’itinéraires simultanés et successifs, puisant leurs sources au sein des milieux et instances de socialisation majeures (que sont la famille, le monde scolaire et éducatif, le milieu professionnel et le groupe de pairs, notamment), la trajectoire biographique de chacun est à l’origine de l’incorporation d’un système de dispositions potentiellement nombreuses et variées déterminant diversement l’exposition aux ISS.
Par-delà les puissants mécanismes de socialisation et d’imposition des conduites, se donnent ainsi à voir un jeu riche et complexe d’appropriations différenciées et d’arrangements bricolés, de retouches marginales et de recompositions complètes, de combinaisons aléatoires et d’adaptations réussies, d’aménagements hasardeux et de reconfigurations audacieuses, d’accommodations négociées et de contournements timides, de détournements implicites et d’évitements manifestes, de sourdes résistances et de contestations larvées, voire de refus directs, de fermes rejets et de franches oppositions qu’il s’agit de restituer et d’analyser afin de comprendre comment un certain nombre de comportements et initiatives diverses se proposent de « faire avec » la fabrique des ISS, éventuellement sans celle-ci, et pourquoi pas contre cette dernière.
Le système de (re)production des inégalités sociales de santé se voit, en effet, contraint de tolérer à ses marges des manières distinctives de contribuer, en situation, au processus général. Des formes, des modalités, des expressions plurielles et hétérogènes de socialisation en train de se faire se donnent ainsi à voir et tentent de jouer dans le dos de la voie dominante assurant la construction des asymétries en santé. Imparfaitement maîtrisée, l’orchestration socialisatrice laisse immanquablement s’exprimer quelques fausses notes presque inaudibles et indicibles, ainsi que des couacs retentissants prophétisant la fin du modèle de production quasi-mécanique des ISS. C’est que si fabrique effective il y a, celle-ci est aussi à considérer selon la connotation artisanale que suppose également le terme. Soit une signification complémentaire qui croise savoirs faire attestés, prétentions artistiques, maîtrise et travail soigné, d’une part, et dimension rudimentaire, imparfaite et éminemment personnelle, d’autre part.
Autrement dit, les approximations sont nombreuses et les écarts à la norme variés. Des manières originales et singulières de « faire de la santé publique » (Fassin, 2008) se présentent alors comme autant de tentatives, diversement abouties, d’affranchissement tendanciel du processus général de production de la santé. Autorisant des formes graduées de conscientisation des dominations subies et des stratégies plus ou moins offensives de retournement des stigmates endossés, elles restent toutefois conditionnées aux dispositions, capitaux, ressources et appuis disponibles et effectivement mobilisables face aux puissantes contraintes matérielles, sociales et symboliques qu’imposent les mécanismes sociaux générateurs d’inégalités.
L’étude de ces très nombreuses expérimentations volontaristes de mobilisation sociale et politique (Laverack, Manoncourt, 2016) à visée de changement social qui se développent à travers le monde et qui s’attachent à lutter contre la fabrique des ISS sont les bienvenues. Intervenant aux échelles locale, nationale, supranationale et internationale, prônant une forme d’émancipation, se réclamant de la promotion de la santé, de la santé globale, environnementale ou communautaire (Jourdan, O’Neill, Dupéré, Stirling, 2012), se définissant comme une alternative à la médecine libérale, visant à associer les personnes les plus précaires à l’accession et à la défense de leurs droits ainsi qu’à l’accroissement de leur autonomie, elles mettent en œuvre des pratiques de participation (Fauquette, 2016 ; Génolini, Basson, Pons, Frasse, Verbiguié, 2017 ; Basson, Génolini, 2021, à paraître) et de médiation sociales en santé (Haschar-Noé, Basson, 2019) qu’il convient d’analyser.
La participation sociale en santé constitue, en effet, un levier d’apprentissage, de socialisation et d’activation d’une multitude de pratiques qu’il est possible d’étalonner à l’échelle classificatoire internationale élaborée par Arnstein (1969) afin d’en dégager la gradation en termes de pouvoir(s). Il s’agit, en matière de santé, de rechercher les traces effectives et les signes tangibles des effets lents, progressifs et gradués de la formation d’une conscience collective susceptible de comprendre les enjeux globaux et de dépasser les intérêts particuliers. Se révèlent alors autant d’indicateurs de la portée non seulement civique et citoyenne, mais également proprement politique de la construction d’une démocratie en santé ouverte aux plus démunis.
De même, résultant d’un « processus contractuel de construction ou de réparation du lien social » (Faget, 2015), les pratiques de médiation sont fondées sur une posture de tiers combinant « l’aller vers » les publics, les institutions et les professionnels du social et de la santé et « le faire avec » les personnes selon une logique de mobilisation individuelle et collective. Toutefois, certains acteurs associatifs n’entendent pas cantonner la médiation dans son rôle convenu d’interface de proximité chargé d’informer, orienter et accompagner les populations vulnérables et de sensibiliser les acteurs du système de santé aux obstacles qu’elles rencontrent. Usant des méthodes éprouvées et renouvelées de l’éducation populaire, ils visent, plus fondamentalement, à faciliter l’accès des plus démunis aux droits, à la prévention et aux soins et à renforcer leur autonomie et capacités d’agir en santé. S’interdisant de faire peser sur la personne accompagnée les exigences de l’injonction à la responsabilité, la médiation peut également travailler à contrecarrer le dysfonctionnement général du système de santé. Revendiquant leur opposition ferme et assumée à la neutralité de la médiation en santé, certains professionnels et militants se situent du côté des personnes accompagnées afin de contrebalancer le rapport de pouvoir existant entre elles et les institutions. Se positionnant dans des relations à prétentions égalitaires vis-à-vis des usagers et des patients, ils s’engagent dans un processus contractuel de confiance réciproque entre pairs et apparaissent ainsi comme des passeurs de leur expérience, dotés d’un « savoir y faire avec la domination » (Demailly, 2014).
Consacré aux domaines empiriques majeurs que sont les expérimentations en santé à visée de changement social, la participation et la médiation sociales, nous proposons de poser ainsi les jalons d’un cadre d’observation, d’analyse, d’interprétation et d’objectivation propre à comprendre et, ce faisant, à endiguer l’accroissement galopant des ISS. Plus généralement, provenant de toutes les sciences sociales et autorisant les rapprochements disciplinaires, les contributions attendues peuvent s’inscrire dans un ou plusieurs des trois axes thématiques dégagés pour 1. estimer de quoi les inégalités sociales de santé sont le nom, 2. instruire le processus de la construction sociale des inégalités de santé, 3. dévoiler des formes alternatives de production politique de la santé afin de porter au jour la fabrique des ISS. Dans tous les cas, les propositions seront nécessairement basées sur des études de terrain fouillées, portées par des références théoriques appropriées et servies par des méthodes originales.
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Des informations complémentaires sur le contenu de cet appel à contribution peuvent être obtenues auprès des coordonnateurs aux adresses suivantes :
For the April-June 2021 issue of RFAS The dossier will be coordinated by:
Daniel Benamouzig (Centre de Sociologie des Organisations and chaire Santé Sciences Po) and Maurice-Pierre Planel (Direction Générale de la Santé)
This call for contributions is intended for researchers in public health, sociology, economics, management, philosophy, demography, geography, political science, information and communication sciences, and anthropology, as well as actors in the fields of health and medical social work.
The deadline for submission is Monday, 2 November 2020.