Compte-rendu de la seconde séance du lundi 31 janvier :
Quelles prises en charge sanitaire et sociale des sans-abri ?
Cette troisième séance du séminaire « « Sans-abri : les visages de la grande exclusion » questionne la réponse publique face au phénomène du sans-abrisme. Mauricio Aranda, chercheur en postdoctorat au CRESPPA-LabTop introduit le séminaire avec son intervention intitulée « (Re)constructions du problème public et explicitation d’une politique de l’abri. Sur le traitement du sans-abrisme au cours du second XXème siècle » à partir de sa thèse de doctorat soutenue en novembre 2019.
A l’appui d’une analyse socio-historique, il constate l’élargissement de l’assistance auprès des sans-abris depuis la fin du XIXème siècle et la transformation de l’action publique. Schématiquement celle-ci passe de la répression à l’assistance, voire à la législation. Les condamnations pour vagabondage chutent et le budget de l’État pour l’hébergement d’urgence augmente. Cela modifie les représentations de ce public : on passe des « dangereux vagabonds » aux « SDF victimes ».
Toutefois cet élargissement de l’assistance n’est pas homogène et est très hiérarchisé. Ce constat est largement partagé par les contributions académiques, les rapports administratifs et associatifs. D’un côté il existe les dispositifs de l’urgence (centres d’hébergement d’urgence ou CHU), de l’autre de l’insertion (centres d’hébergement et de réinsertion sociale ou CHRS). Cette distinction se marque durant la seconde partie du XXème siècle. Et c’est là un paradoxe : l’assistance s’est élargie mais pas à la même vitesse dans ses différents aspects.
C’est le point de départ de la recherche de Mauricio Aranda qui vise à comprendre comment s’est construit le « modèle en escalier » (de l’urgence à un logement autonome) et à rendre compte de la hiérarchisation dans l’action publique à l’égard des sans-abris. Il s’est basé sur une méthodologie de l’analyse socio-historique à partir d’un travail d’enquête sur les archives publiques (administrations) et privées (associations), des entretiens, des observations dans des centres d’hébergement. Il relève deux séquences de problématisation.
De 1950 à 1980, dans le contexte de forte croissance économique des « Trente glorieuses », il reste des « poches de pauvreté » ; notamment des bidonvilles. C’est aussi une période d’un fort renouveau associatif (Emmaüs, Secours catholique, Secours populaire…). Mais la stigmatisation des vagabonds perdure. À Paris, par exemple, il existe une « brigade de ramassage ». Dans le secteur associatif, un entrepreneur moral associatif réclame un traitement social de tous les « sans foyer » : c’est la fédération des centres d’hébergement (FCH), créée en 1956, avant de devenir la FNARS, puis la FAS (Fédération des Acteurs de la Solidarité) aujourd’hui. Une mobilisation s’engage alors pour dépénaliser le vagabondage. Elle échoue mais aboutit cependant à une réforme : les vagabonds rentrent dans le Code de l’action sociale et familiale (CASF). Les vagabonds dits « recasables » sont admissibles à l’aide sociale à l’hébergement en 1959.
Cette réforme a un double effet. Elle contribue à l’institutionnalisation des CHRS qui proposent un suivi par des professionnels du social, avec une vocation de réinsertion. Mais les « vagabonds non reclassables » sont laissés à la rue et trouvent refuge dans les accueils de nuit, notamment associatifs, qui portent les principes d’inconditionnalité et de non sélection. C’est par exemple le cas de la « Mie de pain » à Paris. Les représentants de l’État décident cependant de ne pas considérer ces accueils comme faisant partie de la politique sociale : ils sont non financés et non agréés.
De 1980 à 2010, dans un contexte de perpétuelle crise (chocs pétroliers, chômage de masse…), et de politiques d’austérité, on constate une forte croissance des associations de solidarité qui reçoivent des subventions publiques et sont davantage médiatisées. C’est durant cette période que sont mises en place des politiques de lutte contre la pauvreté comme le revenu minima d’insertion (RMI), la couverture maladie universelle (CMU), l’aide médicale d’État (AME)… La question du sans-abrisme va alors être problématisée de manière plus médiatique, moins discrète. De nombreux ouvrages et reportages, prennent pour objet le public sans-abri. C’est en 1994 qu’est actée la dépénalisation du vagabondage. Des entrepreneurs venus du monde médical, comme Xavier Emmanuelli, proposent alors des mesures spécifiques à cette population.
Des solutions d’urgence sont développées, comme les maraudes et les accueils de jour pour éviter la désocialisation des personnes à la rue. Mauricio Aranda se demande alors pourquoi les acteurs associatifs (notamment la FNARS) n’ont pas plus mobilisé les CHRS. Son enquête, sur archive, démontre que :
- Les CHRS sont délégitimés notamment en raison du coût important lié à leur fonctionnement (argument d’importance au moment de la décentralisation).
- Ils sont jugés inadaptés aux « nouveaux pauvres ». La durée du suivi qu’ils proposent est par exemple limitée à 6 mois.
- Les anciens asiles de nuit ont été convaincus de participer à l’action publique d’urgence sociale car l’inconditionnalité de l’accueil leur avait été assurée par pouvoirs publics.
Selon Mauricio Aranda, il faut comprendre la légitimation de l’urgence (CHU) en même temps que la délégitimation (partielle) de l’option de réinsertion (CHRS), dans un contexte où plusieurs enjeux se superposent (crise économique, restrictions budgétaires, nouvel essor du caritatif…). Le parcours en escalier se dessine: les CHU deviennent le premier étage d’une modalité d’assistance qui « doit » se poursuivre, a priori, par l’accès aux CHRS, puis encore par l’accès au logement social. Mais au milieu des années 2000, des contestations très fortes de ce système hiérarchisé se développent. C’est par exemple la mobilisation des « Enfants de Don Quichotte ». C’est aussi le développement de la politique du Logement d’abord et des dispositifs type « Housing First ».
Ensuite c’est Pascale Estacahandy, médecin et coordinatrice nationale du « Un chez soi d’abord » à la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL) qui intervient pour présenter le dispositif « Un chez soi d’abord ». Son intervention prend la suite chronologiquement de la présentation de Mauricio Aranda. En effet, la mise en place du programme fait suite à la mise en place de la loi pour un droit au logement opposable (DALO) et aux mobilisations du canal Saint-Martin. La question de la santé des personnes sans-abri apparaît alors comme très importante. Des médecins comme Vincent Girard (psychiatre de rue à Marseille) montrent que les personnes à la rue avec troubles psychiques n’accèdent pas aux dispositifs de réinsertion sociale. Des acteurs proposent alors d’instaurer en France le programme « Housing first » pour répondre à ce public très spécifique avec des besoins élevés d’accompagnement.
Le programme se présente comme une intervention sociale innovante visant à bâtir une nouvelle politique publique basée sur les preuves (grâce à la recherche). Il cible les personnes sans-abri présentant des troubles psychiques sévères, des addictions et des besoins élevés d’accompagnement et qui échappent aux dispositifs ordinaires de prise en charge. Il propose de rompre avec la politique en escalier et s’appuie donc sur un accès direct depuis la rue au logement ordinaire (sans conditions de traitement ou d’arrêt de consommation de substances psychoactives) et sur les concepts de rétablissement en santé mentale et de réduction des risques et des dommages. Le financement est assuré par les ministères de la santé et du logement
La recherche randomisée a mis en évidence le maintien dans logement de plus de 85% des personnes inclues dans le programme. Les durées d’hospitalisation étant réduites de moitié, le dispositif est jugé efficace. En effet le coût total annuel du programme, évalué à 14 000€, est totalement compensé par les coûts évités (calculés en comparaison avec l’offre habituelle). Parmi les principaux enseignements de cette expérimentation, les promoteurs du dispositif retiennent que la maladie mentale n’est pas un facteur négatif au maintien dans le logement. Aussi le dispositif permet-il un décloisonnement des acteurs au-delà même de son action en propre.
Le dispositif est pérennisé par décret (n° 2016-1940 du 28 décembre 2016). On retrouve aujourd’hui deux modèle : 55 et 100 places. Une expérimentation est en cours sur deux sites où se déploie un dispositif « Un chez soi d’abord jeunes » et un groupe de travail a été lancé sur une extension possible en zone rurale.
Manuel Hennin, directeur de mission « Accompagnement, parcours et accès au logement » à la DIHAL intervient ensuite avec le titre « réformer la politique de l’hébergement et de l’accès au logement par le Logement d’abord ». Depuis 2012, on constate une croissance des dépenses de l’État liées aux ménages sans domicile. L’héritage de décennies d’investissement dans l’hébergement, s’est poursuivi massivement durant la période 2012-2019, notamment pour l’hébergement généraliste. Deux milliards 100 millions d’euros ont été dépensés par l’État en 2019 sur le « programme 177 ». À partir de 2016, la masse financière consacré à l’hébergement d’urgence représente davantage que celle consacré aux CHRS. Le cœur de la politique publique depuis des décennies devient donc minoritaire dans l’investissement. On constate par exemple un recours massif à des nuitées hôtelières. De manière générale, il y a eu un développement de structures peu qualitatives, avec sous-investissement du volet social. Manuel Hennin affirme que la politique publique des années 2010 répond à un fort enjeu de volume mais en sous-investissant la qualité. Il souligne toutefois qu’une réponse immédiate aux besoins urgents soulage sur le moment mais peut avoir des conséquences néfastes dans le temps.
C’est l’un des enjeux du plan Logement d’abord que de relever le défi du volume, en passant des enseignements du « Chez-soi d’abord » à une politique d’accès au logement. En ce sens, des objectifs ont été fixés au préfet pour permettre l’accès des ménages au logement social. Malheureusement on peut constater parallèlement une baisse très marquée des rotations dans le parc social depuis 2017. D’autres objectifs sont fixés comme le développement du logement adapté. Il s’agit de renverser la tendance à investir massivement dans le secteur de l’hébergement pour des solutions qui nécessitent d’autres compétences (comme sur l’intermédiation locative) et qui prennent davantage de temps. C’est par exemple l’enjeu de développement des pensions de famille : Manuel Hennin affirme l’importance d’investir pour produire des petites structures sociales adaptées aux besoins.
En termes de méthode, il importe de travailler avec les collectivités territoriales (notamment les intercommunalités). Manuel Hennin insiste sur le fait que le public sans-domicile n’est pas un « public État » dans le Logement d’abord. C’est une responsabilité partagée de la puissance publique en général. Concrètement, dans le cadre de la mise en œuvre accélérée du Logement d’abord, 45 territoires ont été mobilisés en 2 vagues.
Enfin Samara Jones, coordinatrice du Housing First Europe Hub, conclut les interventions avec une perspective européenne sur le changement de système par le Logement d’abord. Ce réseau a été lancé en 2016. La volonté est d’aider les organisations qui souhaitaient se saisir du changement proposé par le « housing first ». Le réseau est constitué d’acteurs divers, y compris des plateformes nationales.
Le réseau propose des formations, du soutien à la recherche et aux pratiques, et enfin des actions de plaidoyer. Selon les pays, les besoins sont très différents. Samara Jones évoque le fait que les difficultés rencontrées par la France dans la mise en place du Logement d’abord ne sont pas propres au pays, et se retrouvent ailleurs. Toutefois l’Ecosse est peut-être plus avancée que d’autres dans la mise en place de cette politique avec une stratégie pour les 10 prochaines années. Samara Jones propose de considérer le Logement d’abord comme un « mouvement social ».
Les intervenant.e.s sont remerciés pour leurs présentations très riches et complémentaires. Les échanges ont tout d’abord porté sur les logiques d’empowerment dans la politique de Logement d’abord. Pour Pascale Estecahandy, il y a une véritable volonté de s’appuyer sur les compétences des personnes. Sur certains territoires, il y a une volonté d’intégrer les locataires mobilisés dans les instances décisionnaires. La DIHAL a appuyé le lancement du Conseil national des personnes accueillies et accompagnées (CNPA) et des CRPA, leur déclinaison régionale.
Enfin, une question porte sur l’accès particulier des femmes sans-abri aux dispositifs d’hébergement. Manuel Hennin explicite la position de la puissance publique française, toujours tiraillée entre le généraliste et le ciblé. Aujourd’hui il existe des centres d’hébergement ou des accueils de jour spécialisés. Il y a en effet des caractéristiques propres aux femmes : leur invisibilisation, le non-recours, les violences associées à la précarité. La question des femmes victimes de violences est très portée politiquement : leur relogement en logement social est quasi immédiat au regard du temps d’attente normal en France. Il importe de travailler sur le vivre-ensemble en établissement (la non mixité n’est pas forcément une solution pour la puissance publique).
Un échange s’est engagé aussi sur la place des personnes migrantes dans les dispositifs Logement d’abord. Mauricio Aranda rappelle que le phénomène de la présence de migrants n’est pas si récent et renvoie aux travaux d’Axelle Brodiez-Dolino sur le foyer Notre-Dame des sans-abri à Lyon. Aujourd’hui cette proportion est plus facilement objectivée. Manuel Hennin rappelle qu’il y a deux parcs distincts d’hébergement en France (généraliste et dédié aux demandeurs d’asile). Pour les personnes qui obtiennent le statut de réfugié, la politique d’accès au logement est privilégiée (des objectifs sont fixés aux préfets sur logement des réfugiés). Les étrangers en situation irrégulière sont pris en charge par l’hébergement généraliste, ce qui explique l’augmentation de l’offre pour pouvoir répondre à la demande. Le problème est qu’il n’y a pas de perspective d’insertion (donc pas de sortie de l’hébergement). La DIHAL travaille à droit constant sur ces sujets (à partir de condition de régularité pour accès au logement social) et donc à l’amélioration des conditions de l’accueil pour les personnes avec des problématiques administratives (programmes d’humanisation des centres d’hébergement, accompagnement des enfants…). Samara Jones rappelle, de son côté, que la France n’est pas la seule à être confrontée à cette problématique. Il y est toutefois plus important que dans d’autres pays comme en Scandinavie où le volume des personnes issues de la demande d’asile est plus faible. Pour elle, les gouvernements utilisent la présence de migrants sur le territoire national pour ne pas avancer dans le Housing First. Le hub les encourage à commencer par les personnes en situation régulière, pour réduire la pression mise sur les centres d’hébergement. À Lyon, le projet ambitieux d’aller vers zéro personnes sans domicile part du constat qu’il y a de nombreuses personnes en situation irrégulière qu’il faut prendre en compte.
La séance se conclue sur de nouveaux remerciements. La date de la prochaine séance (le 7 mars 2022) est rappelée.