Cette troisième séance a réuni environ 40 personnes en distanciel. Elle avait pour objet de questionner les effets de la migration sur les corps. En effet les éventuelles routes migratoires, les conditions d’accueil, comme la précarisation ont d’importantes conséquences sur la santé somatique et mentale des personnes.
Sahar Haidar, chargée d’études « Enjeu Inégalités sociales et territoriales de santé » chez Santé Publique France débute la séance par une intervention ayant pour titre « Santé mentale et enfants migrants sans domicile ». Elle s’appuie sur une l’enquête ENfants et FAMilles Sans logement (ENFAMS) portée par Mathilde Roze, Amandine Arnaud, Delphine Lefevre, Lison Rambliere, Caroline Douay, Sandrine Lioret, Yann Lestrat et Maria Melchior.
Elle commence par rappeler le contexte et l’augmentation du nombre de familles sans domicile en région parisienne ces dernières années. Les familles sans domicile sont généralement confrontées à la perte de leurs biens, à la rupture des relations avec l’école, à l’instabilité résidentielle, ce qui peut avoir des conséquences sur le bien-être émotionnel et comportemental des enfants. Le fait d’être en situation de précarité, sans-domicile et migrants, vont être des facteurs de risque en santé mentale.
Elle restitue une enquête transversale menée par l’observatoire du Samu social qui visait à décrire les caractéristiques sociales et l’état de santé des familles sans domicile en Ile de France. 193 structures d’hébergement participantes ont été tirées au sort (764 mères enquêtées et 347 enfants de plus de 4 ans). Les questionnaires pour mesurer la santé mentale, notamment le CIDI (pour la dépression), le MINI (pour l’ESPT[1]) ont été traduits en 8 langues, et les entretiens menés en face à face par un binôme bilingues d’enquêteurs et de psychologues, l’ont été en 17 langues.
Seulement 14 % des personnes enquêtées se pensent en « sécurité alimentaire ». Les facteurs associés à l’insécurité alimentaire sont la monoparentalité, le fait d’avoir plus de trois enfants, les symptômes dépressifs, l’accès difficile à des denrées alimentaires bon marché ou gratuites au niveau local…L’étude montre aussi une prévalence importante des troubles de santé mentale. Pour la dépression, la prévalence est de 28,8 % et de 18% pour le syndrome de stress post traumatique.
Sahar Haidar termine son intervention par un plaidoyer. En France, en 2022, plus de 42 000 enfants vivaient dans des hébergements d’urgence, des abris de fortune ou dans la rue selon l’UNICEF France et la Fédération des acteurs de la solidarité. La pédopsychiatrie en France est aujourd’hui dans une situation si critique que l’accès à une prise en charge des troubles psychiatriques chez l’enfant peut prendre plusieurs années. La politique de l’accès au logement reste toujours insuffisante. En maintenant les enfants dans une précarité résidentielle, ces politiques ne permettent pas de promouvoir ni de protéger la santé des enfants, en particulier leur santé mentale. Face à ces constats, plusieurs pistes d’action sont proposées, notamment le fait d’avoir des politiques de l’hébergement et du logement qui prennent davantage en compte la santé mentale des enfants, et des politiques de santé qui soient mieux adaptées aux enfants en situation de grande précarité.
Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, professeur d’anthropologie à l’Inalco, directrice de l’Institut Convergences Migrations, psychologue clinicienne au service de psychiatrie de l’hôpital Avicenne prend ensuite la parole avec une intervention intitulée « Migrations et psychotrauma : une question politique et de santé publique ». Elle commence avec quelques données épidémiologiques et rappelle qu’il y a une triple violence dans la migration (dans le pays de départ, sur la route migratoire, et à l’arrivée). S’il n’existe pas de pathologie spécifique de la migration, les troubles psychiques constituent la principale cause de morbidité́ chez les exilés. Le TSPT peut être observé chez les sujets qui ont été́ confrontés, en tant que victimes ou témoins, à un événement mettant en jeu la vie, l’intégrité́ physique ou sexuelle (violences, exactions, emprisonnement, tortures, viols…). On peut aussi rencontrer des personnes avec des épisodes dissociatifs, des états de détresse psychique intense, associés à des dépressions graves, des idées suicidaires… Selon Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, c’est souvent une plainte somatique algique qui motive la consultation.
Les demandes de soin sont complexes à appréhender. La dissociation et la confusion traumatique, les difficultés cognitives (perte de mémoire, perte des repère spatio-temporels…) peuvent induire des erreurs diagnostiques. Cela implique d’adapter ses pratiques clinques et de prendre en compte la précarité et la dimension interculturelle. Au-delà du culturalisme et de l’essentialisation, il importe de prendre en compte les manifestations de l’altérité et les étiologies de la maladie ; mais aussi la dimension langagière.
Il est nécessaire d’adapter le soin et de comprendre l’origine de la souffrance comme un dérèglement du monde extérieur et non comme la fragilité́ de l’être ou une pathologie. Il s’agit alors de réanimer la fonction symbolique de la parole et de la culture pour redonner au sujet des possibilités d’inscription dans le réel, et comme individu dans un collectif. A ce sujet les thérapies psychodynamiques et par la parole ont toute leur importance.
Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky termine son propos en dénonçant les effets des procédures administratives. Ce n’est pas seulement la situation de non accueil qui aggrave la souffrance psychique, c’est aussi la procédure d’asile elle-même qui redouble la violence internalisée. C’est le paradoxe d’une procédure d’asile fondée sur la parole. Le contexte de précarité, la procédure d’asile, le soupçon autour de la parole peuvent constituer des facteurs de dégradation de l’état de santé́ mentale.
Elle discute aussi la question du droit au séjour pour soin de étrangers malades (DASEM) et son évolution. Le premier motif des demandes, concentrant plus d’un cinquième de celles- ci, les troubles de la santé mentale, est aussi celui qui fait l’objet du refus le plus massif, avec plus de 75% de taux de rejet. Elle conclue sur l’importance de savoir repérer les « blessures invisibles » dans le dispositif de soins et de proposer les cadres cliniques adéquats avec des soignants formés et avec des interprètes.
Enfin Chloé Tisserand (Université de Lille, ICM) clôt la séance avec l’intervention : « le travail médical et médecines à la marge : entre constations et considération du corps des exilés éprouvé par les frontières ». Elle soutient que le corps des exilés est une surface sur laquelle s’inscrit le paradoxe des politiques migratoires de l’Etat. Tandis que de sa main droite, il le rejette ; de sa main gauche, il le soigne. Les consultations médicales donnent à voir les dégâts occasionnés par le repli sécuritaire. Blessures du corps et morts par la frontière, couplées aux affections de l’organisme à la frontière – c’est-à-dire dans l’espace frontière – transforment les professionnels de santé qui y assistent quotidiennement en témoin. Elle montre comment le travail médical et thanatologique participent à des formes de reconnaissance institutionnelle de ces corps précisément malmenés par certaines décisions étatiques.
[1] Etat de stress post traumatique.