Compte-rendu de la quatrième séance : Les sans-abri à l’épreuve de la crise sanitaire

L’objectif de cette dernière séance était de questionner les ajustements, désajustements ou réajustements de l’action publique en faveur des sans-abri depuis le début de la pandémie. Qu’est-ce que la crise sanitaire a révélé des dispositifs et du travail institutionnel en direction des sans-abri ? Comment les professionnels, qui ont été en première ligne dans la mise en application de l’action publique, sont-ils parvenus ou non à protéger les personnes accueillies et à se protéger eux-mêmes ? Quels ont été les impacts des mesures prises (comme le confinement) pour faire face à la pandémie ? Quelles sont les conséquences sociales de cette crise?

Marine Maurin, chercheuse à l’ESPASS IREIS et au Centre Max Weber et Gabriel Uribelarrea, post-doctorant à la Chaire Publics des politiques sociales, sont intervenus pour présenter les résultats de la recherche COVABRI, financée par l’Agence nationale de la recherche (ANR). Ce programme de recherche a débuté en mars 2021 pour une durée de 18 mois.

L’enquête s’est structurée autour d’une équipe de cinq sociologues, à partir d’une démarche monographique sur la ville de Saint-Étienne et ses abords. Elle visait, entre autres, à répondre à ces questions : comment résoudre le paradoxe du « rester chez soi » pour les sans-domicile comme pour les professionnels ? Comment les professionnels et bénévoles s’organisent-ils face à l’épidémie ?

Selon les intervenant·e·s, la pandémie a permis de relever les continuités et discontinuités de l’assistance et ainsi de questionner sa configuration ; plus précisément de qualifier et d’identifier des transformations (parfois temporaires) dans l’aide apportée.

L’enquête a ainsi relevé la discontinuité : 

  • Des acteurs du côté de l’aide alimentaire. Une multitude d’individus se sont soucié des sans-abri pendant la crise, comme des pompiers, des chefs d’entreprise, des collectifs militants… Il y a eu un renforcement du « souci humanitaire ».
  • Des aides : Des « tickets service » ou encore « chèques d’accompagnement personnalisé » ont été proposés à certaines personnes.
  • Des pratiques : l’État a par exemple réquisitionné des bâtiments publics (à l’appui d’un arrêté préfectoral de mars 2020) .
  • Des règles : Le maintien de la mise à l’abri a par exemple été prolongé jusqu’en mars 2022, laissant entrevoir une remise en question de la règle implicite de la « politique du thermomètre ».
  • Des dispositifs : notamment la création de nouveaux dispositifs comme des centres de « desserrement », de soin…

D’ailleurs, un centre de soins issu de la crise covid a été investigué dans le cadre de l’enquête. Sa mise en place a été décidée le 17 mars 2020. Ce type de centre avait vocation à accueillir les personnes malades atteintes de la covid-19 sans gravité ou les personnes malades vivant à la rue, afin de leur permettre de s’isoler.

L’ouverture du centre a eu lieu le 30 mars 2020 dans l’agglomération stéphanoise.  L’association l’Entraide Pierre Valdo en prend la responsabilité. Le suivi social est assuré par l’association Triangle et l’Acars permet une présence médico-sociale dans la structure, notamment à travers des passages infirmiers. Ce dispositif se distingue des « Lits halte soins santé » (LHSS) et « Lits d’accueil médicalisés » (LAM) en raison du ciblage sanitaire différent. Même si un test positif n’est pas requis, seuls les patients avec forte probabilité d’être porteurs du covid ou en attente de prélèvement sont admis, avec leur consentement.

Six patients sont pris en charge à partir de l’ouverture, et ce, jusqu’au 11 mai 2020, alors que le dispositif compte 58 places. Il n’y jamais eu plus de trois personnes hébergées simultanément dans le centre.

Les intervenant·e·s prennent l’exemple d’une personne qui reste trois jours à partir du 23 avril 2020. Elle est hébergée en centre d’accueil des demandeurs d’asile (CADA) et est orientée vers le dispositif sans comprendre le sens de sa présence. Dans le cahier de relève, l’infirmière signale : « Monsieur très méfiant, ne semble pas comprendre pourquoi il est là ».

L’intervention se termine sur l’évocation d’une règle morale mais aussi légale de l’urgence sociale : les personnes doivent être informées de l’aide possible et y consentir. Pendant la crise sanitaire, des personnes se sont vu imposer des déplacements au nom de l’urgence sociale. D’autres se sont vu imposer des limitations de déplacement allant au-delà de celles qui contraignaient l’ensemble des citoyens (comme par exemple les résidents d’un internat). Cette crise a accentué l’asymétrie dans la relation d’aide et a montré la difficulté à s’isoler dans des lieux d’hébergement collectifs.

Hélène Martin de la Haute école de travail social et de santé de Lausanne (HES-SO) intervient ensuite avec une présentation qui s’intitule « À armes inégales. Analyse d’une lutte pour l’obtention d’un logement ». Son propos s’appuie sur l’étude rencontre entre le personnel – professionnel·les et bénévoles – et les personnes sans abri, dans différents hébergements d’urgence du canton de Vaud: observations participantes et entretiens (23.04.2018 – 30.09.2020) et d’une Ethnographie (11.2020 – 6.2021) avec mandat de l’association Sleep-In.

Globalement il y avait peu d’intérêt politique et scientifique en Suisse pour le sans-abrisme jusqu’à récemment. La crise a en effet suscité un nouvel intérêt pour ce public. Il faut savoir qu’en Suisse, seules quelques villes proposent des hébergements d’urgence sociale et qu’ils sont sous-dimensionnés. Sur la ville de Lausanne, l’objectif est de proposer des « ‹ sorties par le haut ›, à savoir des passages des logements d’urgence vers les logements de transition, et des logements de transition vers le marché libre. La condition pour accéder au logement est d’avoir un « permis B d’établissement », de résider depuis plus de trois ans sur la commune et enfin d’avoir un contrat de travail fixe.

Les exilés précaires se retrouvent majoritairement en hébergement d’urgence et dans la rue. Ils ont une condition commune mais des statuts différents (notamment entre les exilés européens ou extracommunautaires). Pour Hélène Martin, les sans-abri forment une catégorie en tant que communauté de situation. Elle prend l’exemple de Thomas, en situation d’exil seul (sa famille est en Italie). Il a une citoyenneté européenne après une première migration. En Suisse, il travaille en tant qu’intérimaire et a des permis de résidence (L) discontinus. Il a recours à des hébergements d’urgence quand il a un travail. Elle prend ensuite l’exemple d’une famille composée de deux sœurs et un père, qui 10 ans après avoir vécu dans une cabane à Montpellier vivent en Suisse de la mendicité et du travail dans l’agriculture et passent leurs nuits dans des dispositifs de l’hébergement d’urgence. Durant la journée, les hébergements fermés, ils passent leur journée à l’hôpital ou à la bibliothèque municipale.

Ensuite, Hélène Martin propose une analyse d’une mobilisation pour la revendication d’un logement selon les concepts de la justice sociale. Elle s’appuie, en plus de l’ethnographie précédemment évoquée, sur des entretiens formels et approfondis avec 11 locataires et 4 membres du Sleep-In, des échanges avec le personnel et les habitants, 2 séances collectives organisées dans le but de réaliser un site internet collaboratif documentant l’expérience, et enfin des articles de journaux.

C’est un bâtiment, voué à la démolition, qui a été occupé par 56 personnes. Des travaux d’aménagement (peinture, ameublement) ont été fait, sans l’aval de la commune. L’aide des associations et des militants a permis aux occupants de traverser la pandémie. Cette action a conduit à des revendications de la part des habitants. Selon Hélène Martin, on retrouve trois dimensions de la justice sociale : redistribution (amélioration conditions matérielles) ; reconnaissance (revalorisation d’identités méprisées : « faire famille », scolariser ses enfants) ; représentation (création d’un site Internet, présentation de l’étude à la Haute école pour médiatiser la mobilisation…). Cela a permis de visibiliser la pauvreté en Suisse et les conditions de vie de certains enfants.

À la suite de cette mobilisation, des logements provisoires (50 studios) ont été proposés pour une durée de 9 mois. Ils sont mis à disposition par la commune avec un mandat de gestion donnée au Sleep-In (sans moyens spécifiques ni discussion des objectifs). Cette action a été comprise comme une relégation et une dépossession de leur propre action par les membres du mouvement car le lieu était excentré et les personnes directement concernées n’ont pas été concertées. L’association s’est désengagée du militantisme. Quatorze hommes seuls ont été remis à la rue.

Pour conclure, il n’y a pas eu de changement du rapport de forces ni de l’aide aux sans-abris pendant la pandémie mais une visibilisation plus importante du phénomène.

Enfin Lorraine Guenee et Amandine Lebugle de l’Observatoire du Samusocial Paris interviennent sur les « effets prédits de la crise sanitaire et « nouveaux publics » manifestes. Les enquêtes de l’Observatoire à l’appui des services d’aide ».  Elles commencent par présenter la structure, ses objectifs et ses moyens. Les études et recherches du Samusocial portent sur les populations en situation de précarité et servent à éclairer l’action publique. L’équipe est pluridisciplinaire : sociologues, démographes et épidémiologistes.

Dès le premier confinement, des discours se développent sur les sans-abris et l’observatoire est amené à mener des enquêtes. Six se déroulent pendant la crise sanitaire : « Appels passés aux familles hébergées à l’hôtel sans suivi social connu », « À la recherche de « nouveaux publics »​ », « Réseau d’observation des nouveaux publics​ », « Hors-Service », « Les dynamiques de recours au 115 en 2020 », « Centre de vaccination contre la Covid-19 (Vaccibus) ». La synthèse de ces différentes enquêtes permet de porter trois idées :

  1. L’effet d’alerte de la crise a permis d’ouvrir un espace réflexif sur les conditions d’existence des plus précaires même si ces phénomènes ne sont pas nouveaux. Le confinement a accentué la précarité de nombreuses familles, notamment sur le plan alimentaire. De « nouveaux publics » apparaissent dans les distributions alimentaires parisiennes. Des familles ont été démunies de leurs ressources et des réseaux d’aides qu’elles sollicitaient habituellement. Un tiers des familles appelées, hébergées à l’hôtel, étaient en insécurité alimentaire​. 23 % manquaient de produits d’hygiène​. Des difficultés « habituelles » ont été renforcées par la crise : les conditions de vie difficiles à l’hôtel, le suivi scolaire des enfants, les contacts rendus difficiles avec les travailleurs sociaux, les problèmes de santé et la difficulté à avoir des suivis médicaux…
  2. La crise a ouvert une fenêtre d’opportunité temporaire pour l’accès à hébergement d’urgence. Il y a eu un effet d’aubaine et une forte augmentation de la capacité d’hébergement (avec un renouvellement important des demandeurs au 115).
  3. On constate une ambivalence de l’assistance : les personnes précaires ont été davantage placées dans une position « d’assistées ». Une enquête sur la situation des sans-abri travailleuses immigrées de l’hôtellerie-restauration montre que la crise a eu un effet de rupture pour ces personnes qui étaient en voie d’ascension sociale.

Les intervenantes prennent ensuite l’exemple du vaccibus mis en place en août 2021. 700 doses ont été injectées en 5 mois. Le public de ce vaccibus est composé de 95% d’étrangers et 47 % de sans-papiers. 14 % sont en France depuis moins de 3 mois, 20 % depuis plus de 3 mois et moins d’un an ; et enfin 35 % disposent d’un logement personnel.

En conclusion il est rappelé que le niveau de revenu n’est pas un bon prédicteur des effets sociaux de crise : l’isolement joue aussi un rôle très important. En tout état de cause, la crise n’a pas fait apparaître de « nouveaux » pauvres mais plutôt beaucoup de « déjà précaires ». Elle a mise en évidence de situations qui existaient déjà et des dysfonctionnements dans la prise en charge des difficultés sociales. La période a permis une certaine inventivité des acteurs sociaux. Enfin, il est remarqué l’inégalité de la constitution des problèmes publics (par exemple l’invisibilisation de l’accès aux soins des personnes immigrées).

Malgré les soucis techniques pour les personnes connectées à distance, la discussion a été riche. Carole Lardoux de la Fédération des Acteurs de la Solidarité (FAS) a témoigné de quelques constats faits par la fédération, plus particulièrement pendant les confinements. Sur certains territoires des personnes n’étaient pas en mesure de respecter le couvre-feu car il y avait une problématique de compréhension des directives (communiquées seulement en langue française au début). Le réseau associatif a dû faire connaître ce problème. Il y a eu des difficultés également pour les personnes victimes de violences et pour accéder aux structures qui leur sont dédiées. Des problématiques d’isolement ont été également constatées pendant les confinements.

Concernant les professionnels du champ de l’intervention sociale, le manque d’équipement comme les masques, gels ou blouses, l’absence d’accès à la garde d’enfants ont été très problématiques. Le secteur associatif a dû « monter au créneau » pour demander une prise en charge identique à celle du secteur sanitaire.

Anne Deprez questionne ensuite les intervenants sur les effets de la « relation à distance » (relation par téléphone ou par ordinateur) sur les personnes précarisées. Est-ce qu’il y a eu une augmentation du non-recours aux services et donc aux droits fondamentaux? L’accélération de la « dématérialisation » des services pendant la pandémie a-t-elle un impact sur le travail social ?

Amandine Lebugle répond que de nombreuses personnes ont fait état de difficultés pour recourir à leurs droits (rendez-vous médicaux, à la préfecture…) en lien avec dématérialisation. Carole Lardoux précise que certaines personnes ne pouvaient pas recharger leur téléphone et donc appeler le 115.

Laurent Thevenin transmet sur le tchat les bilans de la FSH au sujet sur la question des personnes sans logement et atteintes de pathologies : Bilans nationaux 2021 (sante-habitat.org)

Caroline Weill demande si la situation actuelle ressemble à l’avant-crise ou si les changements se sont pérennisés. Hélène Martin répond que désormais il y a une visibilité au sans-abrisme. Il y a une prise de conscience du groupe étudié qui aura des effets sur leur sentiment de légitimité. Des actions considérées comme impensables (par exemple des hébergements ouverts la journée) ont été réalisées. Marine Maurin fait le même constat. Il y a eu des transformations temporaires et des formes d’accentuation de ce que l’on connaissait déjà, par exemple du souci humanitaire présent dans l’urgence sociale. Amandine Lebugle précise que la situation actuelle ne correspond pas à celle d’avant-crise. Par exemple sur le 115, beaucoup de personnes sont aujourd’hui hébergées, même si certaines n’ont pas encore de places. Les hommes seuls ont pu pour la première fois accéder à des hébergements à l’hôtel pendant la crise sanitaire mais cette solution n’a été que temporaire. Ils ne recourent plus au 115.  Comment étendre encore le parc d’hébergement à l’hôtel alors qu’a déjà pris une ampleur considérable ?

La discussion porte ensuite sur les enseignements à tirer pour préparer une stratégie d’affrontement en cas de nouvelle crise. Amandine Lebugle affirme que cette stratégie n’est pas complètement prête mais que la crise a permis de voir ce qui fonctionnait, de repenser les dispositifs en place : notamment les services d’aide alimentaire. Elle prend l’exemple du vaccibus à proximité d’un lieu de distribution d’aide alimentaire ; ou encore des aides psychologiques mises en place au moment distribution alimentaire pour les étudiants. Gabriel Uribelarrea fait valoir qu’il y a eu peu d’enseignements tirés et insiste sur l’importance de la place de l’enquête sociologique et ethnographique pour réfléchir à ces enjeux.