Cette dernière séance avait pour objet de questionner les dynamiques internationales des migrations, d’apporter des éléments de prospective et plus globalement d’élargir la focale d’analyse en termes géographiques et temporels.
Catherine Withol de Wenden, a débuté la séance par une intervention ayant pour titre « les dynamiques internationales des migrations ». Elle s’est appuyée sur des cartes issues de l’Atlas des migrations[1]. Au regard du titre de la séance, elle introduit son propos en affirmant que l’immigration est une lame de fond, un mouvement planétaire avec un caractère inéluctable qu’aucun pouvoir n’a pu freiner.
Elle rappelle que la migration est un phénomène mondialisé et que très peu de régions sont à l’écart des mouvements migratoires. Il y a, en 2022, environ 284 millions de migrants internationaux. Il y en avait 120 millions à la fin du XXème siècle. En 2022 100 millions sont « réfugiés », dont seulement 26 millions bénéficient d’une protection internationale.
Il y a eu un changement paradigmatique dans les années 1990 : d’un côté la possibilité d’avoir un passeport en Europe de l’Est, en Chine et dans beaucoup de pays du « Sud » se généralise, de l’autre les frontières se ferment en Occident. Alors qu’au XIXème, c’était l’inverse. Il était difficile de sortir de son pays et plutôt facile d’entrer dans un autre (on parlait alors de migrations de peuplement).
Les migrations sont donc structurelles et leurs causes sont multiples. En premier lieu, les inégalités de développement humain; même si ce sont rarement les plus pauvres qui partent (sauf pour les migrations forcées et les migrations climatiques). En second lieu, le différentiel de croissance démographique (même si l’on constate aujourd’hui un tassement général et une très forte baisse démographique au sud de la Méditerranée). L’âge médian des pays d’immigration est beaucoup plus élevé que celui des pays de départ (25 ans au Maghreb, 19 ans en Afrique subsaharienne, plus de 40 ans en Europe). En troisième lieu, les effets des crises, par exemple en Afghanistan ou en Syrie (6,5 millions ces deux pays ont migré vers d’autres pays). Et en dernier lieu, les représentations des pays d’accueil.
Du point de vue de la prospective, Catherine Withol de Wenden réaffirme les liens entre migration et développement. Les transferts annuels de fonds des immigrés représentent trois fois plus que l’aide publique au développement (APD). D’ailleurs le développement favorise la migration (et inversement) ; même si, selon l’OCDE, à long terme le développement diminuera l’immigration.
Il est possible d’anticiper les effets des crises politiques, du chômage des jeunes, de la crise climatique (elle rappelle la position du GIEC en 2011 qui prévoyait déjà les migrations en lien avec les changements climatiques). Comme c’est une migration essentiellement régionale (sur les réfugiés environnementaux, les deux tiers sont des migrants régionaux), elle appelle à des réglementations régionales. Mais souvent cette migration se combine avec des tensions ethniques et économiques.
Ensuite c’est Magali Guegan de l’Agence régionale de santé (ARS) Île de France qui prend la parole avec le titre : « Migrations et santé : passer d’une logique d’adaptation à une logique structurelle dans le champ de la santé ». Dans la continuité de l’intervention de Catherine Withol de Wenden, elle affirme que les conflits armés, les crises climatiques, les différences démographiques et donc les flux migratoires ne sont pas amenés à se réduire. Il est illusoire de penser que la fermeture des frontières pourrait fonctionner. De même l’effet « appel d’air du système de santé » ne se justifie pas. Selon elle, la régularisation des personnes migrantes est très importante du point de vue de la santé publique.
Aujourd’hui, il y a des dispositifs qui pratiquent un accueil inconditionnel, comme les permanences « précarité et soin », les centres de lutte contre la tuberculose… Mais ces dispositifs ne couvrent pas toutes les problématiques. C’est par exemple le cas des personnes migrantes vieillissantes. En effet il n’y a pas d’EPAHD offrant un accueil inconditionnel.
Elle défend l’importance de la généralisation des dispositifs d’« aller-vers » (souvent financés par les ARS, qui financent notamment des équipes mobiles), des expérimentations auprès des publics vulnérables. Il lui semble important d’avoir des financements dédiés à l’interprétariat (qui existent déjà mais sont très inégaux selon les territoires). De manière générale, tous ces dispositifs sont trop ponctuels. Il manque une dimension structurelle. Une première marche a été franchie sur l’« aller-vers » en 2020 avec les équipes mobiles médico-sociales (EMMS). Elles ont été autorisées pour quinze ans et viennent ancrer un type de prise en charge, même si cela reste des dispositifs passerelles pour aller vers le système classique (hôpital, soin de ville). De fait, cela pose la question de l’aval : qu’est-ce qu’il existe une fois que les personnes sont sorties du dispositif transitoire ?
Il y a de fortes tensions entre les politiques migratoires et les politiques de santé. Des compétences « santé » sont passées sous tutelle du ministère de l’Intérieur et de l’OFII comme la délivrance du titre de séjour « étranger malade ». Au regard de cette tension, ce qui peut le plus aboutir, ce sont des dispositifs qui ne sont pas spécifiques aux migrants mais qui les incluent.
L’hôpital est souvent la première entrée pour les personnes sans droits. Comment penser un système d’entrée qui permette de bien prendre en charge ces personnes et de préparer l’après, la sortie de l’hôpital ? Il faudrait une meilleure coordination entre le champ de la santé et celui du social. Selon Magali Guegan, il est regrettable que la coordination soit souvent peu pensée, peu valorisée, et vue comme étant au détriment du temps médical.
Il y a des expérimentations à partir de l’article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018, par exemple des « rendez-vous santé » des primo-arrivants, en Bretagne. Ils essaient de modéliser comment organiser un premier check up santé satisfaisant avec un ensemble des professionnels de santé.
La loi de modernisation de notre système de santé de 2016 reconnaît que la médiation et l’interprétariat sont très importants mais sans prévoir une mise en œuvre structurelle. Il y a des propositions, un marché national (plateforme nationale pour permettre aux professionnels d’avoir recours à des interprètes sur tout le territoire). Mais cela suppose de reconnaître la présence durable des étrangers sur le territoire et se heurte, à ce titre, à un gros frein politique. Cela suppose aussi de reconnaître le métier de médiateur. L’idée serait que le médiateur devienne un professionnel de santé, et cela suppose un cadre, un référentiel de rémunération, un cursus de formation…
De manière générale il y a aujourd’hui de grandes tensions financières. Les financements annuels rendent difficile la projection pour les structures. Ils freinent aussi le développement de la prévention. Magali Guegan conclue son propos en affirmant l’importance de disposer d’évaluations modélisées, médico-économiques, pour convaincre ceux qui détiennent les « cordons de la bourse ».
Enfin, Armelle Andro, professeure à l’Université de Paris1 Panthéon-Sorbonne et responsable scientifique de la direction de la santé publique à la ville de Paris intervient sur les enjeux de santé publique à l’échelle des villes. La direction de la santé publique de la ville de Paris vient d’être créée, enavril 2022.
Pour Armelle Andro, le lien entre santé publique et migration est totalement conditionné par les politiques migratoires. À l’échelle locale, il y a une double contrainte : la construction du problème public local dépend des choix nationaux et de diverses politiques (politiques migratoires, d’emploi, d’accès aux droits, de criminalisation…). La municipalité est tantôt dans une logique d’implémentation des politiques nationales et tantôt dans une politique de compensation des « trous dans la raquette ». Avec la diminution des ressources financières des collectivités locales, elle se retrouve de plus en plus dans une logique d’implémentation. De plus, les compétences des collectivités locales varient beaucoup. Paris a à la fois les compétences d’une ville et d’un département (donc avec une forte composante santé et petite enfance) : santé sexuelle, PMI, santé mentale, santé scolaire, accès à la vaccination, réduction des risques, santé environnementale (plutôt mère avec jeune enfant, jeunesse, réduction des risques). À l’inverse, la municipalité est peu présente sur le handicap ou les personnes âgées.
À l’échelle locale, il faut déplier la catégorie « publics migrants » : ce sont par exemple aussi des femmes. Le mot « migration » homogénéise des publics très différents (primo-migrants, familles installées…). Parfois, sous prétexte que ces populations viennent du même endroit, on les traite de la même façon, ce qui crée des problèmes dans la prise en charge. Il importe de spécifier depuis combien de temps la personne est arrivée sur le territoire. Et inversement, des personnes qui viennent d’endroits différents peuvent avoir vécu des choses très similaires en termes de parcours migratoires, qui les rapprochent. Il faut faire attention aux fausses similarités et aux fausses différences.
À l’échelle d’une ville, quels sont les enjeux de santé publique dont on est amenés à se saisir ?
Tout d’abord, les villes ont un rôle à jouer dans la gestion des crises ; comme dans la crise de l’accueil des migrants. Cela pose notamment la question des soins primaires quand les personnes sont malades, du schéma vaccinal… Mais cela se joue dans des conditions peu maîtrisables (si les personnes résident dans des campements par exemple). Ensuite, une municipalité peut aussi lutter contre le creusement des inégalités sociales de santé, en organisant le dépistage, la vaccination, en étudiant les liens entre vulnérabilité socioéconomique et éloignement des systèmes de soin.
Enfin, la ville peut aussi agir sur la santé mentale, sur la montée en charge de l’approche territoriale des enjeux de santé mentale, autour du psychotraumatisme mais aussi des retards d’apprentissage…
Les grandes capitales sont des métropoles multiculturelles, avec des différences linguistiques, culturelles : qu’est-ce que cela fait aux politiques de santé publique à part poser des problèmes ? Parler de démocratie sanitaire, c’est aussi s’interroger sur les distances au système de soin (selon le statut administratif, mais aussi le genre, la maîtrise de la langue). Armelle Andro défend l’idée selon laquelle la diversité des publics est constitutive de l’accès aux soins aujourd’hui : au-delà de l’interprétariat et de la médiation de santé, on pourrait recourir au plurilinguisme (dans l’affichage), former les soignants à avoir quelques repères (par exemple, il est inutile de parler plus fort quand la personne ne parle pas français) et travailler sur les postures d’accueil.
Pour conclure, il importe de tenir compte de la temporalité, de se méfier de la construction du problème public « migrant et santé » comme étant lié uniquement aux primo-migrants. Ce ne sont pas seulement les premiers moments de l’installation qui peuvent être délétères sur la suite de la vie. D’ailleurs il y a aussi des effets aussi sur les enfants. À l’échelle locale, se jouent des moments très importants de la vie (naissance, mariage, perte d’autonomie, décès). C’est à ce niveau-là que les personnels de santé sont sollicités, avec des possibilités de conflits de normes.
[1] Wihtol de Wenden Catherine (2022), Atlas des migrations, un équilibre mondial à inventer, Paris, Autrement, Atlas-monde, 96 p.