Marianne Berthod, Christine Le Clainche, Séverine Mayol, Jean-Luc Outin
Compte-rendu de la première séance du séminaire organisée le 12 janvier 2021 : « Observation du secteur sanitaire et social : y a-t-il des facteurs favorables au développement d’une organisation bureaucratique dans le secteur sanitaire et social ? »
Ce séminaire en trois séances vise à préparer un appel à contribution pour la publication d’un numéro thématique de la Revue française des affaires sociales. Cette première séance a rassemblé une soixantaine d’auditeurs grâce aux outils de visioconférence. Aurore Lambert, secrétaire générale, ouvre la séance en rappelant tout l’intérêt de la revue pour ces questionnements et présente le calendrier prévisionnel de préparation du dossier thématique :
Date de réception des articles dans leur première version au 4 novembre 2021 ;
Examen par le comité de lecture le 14 décembre 2021 ;
Examen des articles dans leur seconde version au 7 février 2022 ;
Le conseil de la famille du HCFEA a décidé de ré-aborder la question des ruptures de couples avec enfants et de leurs conséquences, après le rapport très complet sur le sujet qu’avait publié le Haut Conseil de la famille (HCF) en 2014. Trois évolutions importantes ont eu lieu en effet depuis la publication de ce rapport, qui nécessitaient que le HCFEA actualise ces conclusions : 1. La mise en place de nouvelles modalités pour le divorce par consentement mutuel, celui-ci ne donnant plus lieu à examen systématique par le juge aux affaires familiales. 2. L’expérimentation dans onze tribunaux de grande instance d’une tentative de médiation familiale préalable obligatoire pour des demandes de révision d’une précédente décision du juge aux affaires familiales ou d’une convention homologuée par le juge concernant le lieu de résidence habituelle de l’enfant, le droit de visite et d’hébergement, les décisions relatives à l’exercice de l’autorité parentale ou les pensions alimentaires. 3 Sur la question du recouvrement des impayés de pensions alimentaires, la création de l’Aripa (agence de recouvrement des impayés de pensions alimentaires) placée auprès de la Cnaf. Quatre sujets complémentaires, ayant donné lieu à des développements nouveaux, seront aussi abordés dans ce rapport : 1. La fixation du montant des pensions alimentaires et l’actualisation des 1. barèmes de référence utilisés par les juges aux affaires familiales et les Caf. 2 Les incohérences du traitement des pensions alimentaires par le système sociofiscal. 3. La question du partage des prestations familiales et sociales ainsi que des parts fiscales entre les parents, en particulier pour les enfants en résidence alternée. 4. L’évolution du système d’information statistique sur les séparations et leurs conséquences, dont certains manques avaient été soulignés par le HCF.
Porter le regard sur une expérience professionnelle au moment où elle s’achève, tel est l’objectif de ce témoignage sur les circonstances de la création de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore). Il ne s’agit pas pour moi de livrer ici une sociohistoire du non-recours comme catégorie d’analyse et d’action, simplement de présenter la genèse de cet outil pour la recherche.
Cette histoire n’est pas connue car elle renvoie aux circonstances « discrètes » qui ont conduit à la construction de cet observatoire universitaire, lequel a pris part à l’émergence de la question du non-recours en France et un peu au-delà[1]. Dans mon souvenir, quatre de ces circonstances ont compté : une mise en garde, un désaccord, puis un constat suivi d’un coup de chance.
Une mise en garde
Le début de l’histoire remonte à ma participation au séminaire de recherche sur « La relation de service dans le secteur public » organisé de mars 1989 à janvier 1991 par l’ancien Plan Urbain et la RATP. Les sept séances du séminaire mettaient en discussion les travaux engagés alors à la RATP, EDF, la police, la SNCF ou à la Poste pour contribuer à la réflexion sur la modernisation des services publics par une meilleure connaissance des relations ordinaires entre agents et usagers. Assister aux échanges qui réunissaient des acteurs et des chercheurs français et étrangers tombait à pic. Préparant une thèse sur la place des usagers dans l’évaluation des politiques, je pouvais me nourrir de débats scientifiques sur les apports comparés des approches interactionnistes et ethno-méthodologiques.
Des chercheurs confirmés, comme Dominique Monjardet, connu pour son analyse de l’intérieur du travail des policiers et des rouages de l’institution, nous éclairaient. Il apparaissait que les approches compréhensives au plus près des acteurs permettaient de questionner directement les organisations et les politiques. Ces discussions méthodologiques à intervalles réguliers m’ont aidé à faire des choix. En considérant les relations de service comme un espace de négociation des règles dans la mise en œuvre des politiques publiques, il devenait possible de justifier l’étude de ces relations comme espace d’expression d’une citoyenneté (Warin, 1993).
Le souvenir de ce séminaire c’est aussi la mise en garde que j’ai reçue en aparté de son animateur scientifique principal, Isaac Joseph. J’avais été invité lors de la première séance du séminaire à participer à la table ronde qui suivait les propos institutionnels et scientifiques introductifs. Le débat réunissait autour d’Isaac Joseph, des représentants de la direction de La Poste, des universitaires, mais aussi Pierre Strobel, alors chef de la Mission Recherche au ministère des Affaires sociales et de la Santé, et André Bruston, Secrétaire permanent du Plan Urbain. On m’avait demandé de présenter ma recherche doctorale en cours, fondée sur l’étude de relations de service. J’avais accepté sans trop me demander où je mettais les pieds. Le fait que le terrain soit des organismes HLM intéressait le Plan Urbain. A joué probablement aussi le fait que j’étais alors accueilli et financé comme doctorant par le laboratoire CEOPS (Conception de méthodes d’évaluation pour les organisations et les politiques publiques) récemment installé par le ministère de l’Équipement et du Logement et par celui de la Recherche au sein de l’École nationale des travaux publics de l’État.
La table ronde avait pour objectif d’entendre des points de vue diversement situés (avec le souci, devenu une antienne, d’écouter aussi « la jeune recherche »). Il s’agissait de réagir aux propos introductifs d’Isaac Joseph sur l’intérêt de recourir aux approches interactionnistes pour comprendre au mieux le travail des agents prestataires. La modernisation des administrations et des services publics – l’un des grands chantiers de Michel Rocard alors Premier ministre – se voulait ascendante et participative. Suite aux premières interventions, Pierre Strobel (« artisan d’une recherche éclairée sur elle-même et sur ce qui est attendu d’elle pour contribuer au progrès social » – Commaille, 2007, p. 5) indiqua que le séminaire devait concilier une approche des tensions de la relation de service et une réflexion sur les principes du secteur public et leur logique. Il appelait à nourrir les questionnements de la science administrative, sinon de la sociologie de l’État, par l’approche compréhensive des relations de service. Certainement soucieux de ne pas subordonner la sociologie naissante (en France) des relations de service à d’autres questionnements, Isaac Joseph répondit en expliquant que l’ambition de la microsociologie, au cœur de ce séminaire, était ni plus ni moins d’analyser le savoir-faire de l’interaction dont dispose un agent prestataire. C’était la feuille de route qu’il fixait en tant qu’animateur scientifique, professeur de sociologie et fin connaisseur de l’œuvre d’Erving Goffman (Céfaï, Saturno, 2007).Isaac Joseph délimitait ainsi les attentes du séminaire pour assurer l’espace nécessaire au développement d’un nouveau champ de recherche.
La parole me fut ensuite donnée. Mes propos n’étaient pas vraiment en osmose : « […] Il n’est pas si sûr que nous soyons autant d’accord sur l’objet ‘relation de service’ que l’on nous propose à partir d’une problématique de l’énonciation inspirée de Goffman. […] J’ai peur que ne soient évacués trop vite les conflits et notamment les conflits de représentations. À partir d’autres méthodes on pourrait analyser les relations entre agents et usagers comme autant de lieux de négociation entre systèmes d’intérêts. […]. Ce serait tout l’intérêt d’une approche de la relation de servicepour une analyse des politiques publiques par le bas, ‘par les usagers’ »[2]. En relisant les actes de cette séance, il n’y a pas de doute sur ce qui avait motivé la colère froide d’Isaac Joseph. Il ne souhaitait pas que la sociologie des relations de service participe à la recomposition alors en cours de l’analyse des politiques publiques (Muller, Leca, Majone, Thoenig, Duran, 1996). Au moment de la pause, il me le fit comprendre vertement.
Au lieu de me laisser abattu, cet épisode au contraire renforça ma conviction que les relations de service ne sont pas qu’une question de savoirs pratiques – qui plus est des seuls agents prestataires –, mais qu’elles sont aussi un rapport social engageant des représentations. Celles-ci amènent agents et usagers à s’affronter et surtout à se confronter aux procédures administratives voire au contenu des politiques. Cet épisode constitue la première étape dans le cheminement vers la question du non-recours et la construction de l’Observatoire.
Un désaccord
Mon programme de recherche présenté en 1992 au concours du CNRS fut sans tarder mis en œuvre. Il proposait de développer une sociologie politique des interactions avec les usagers considérés davantage comme des citoyens que comme des consommateurs. Le triptyque usager/citoyen/consommateur était largement discuté à l’époque (Chauvière, Godbout, 1992). Pour éviter de stationner dans la valorisation de la thèse, un renouvellement des terrains de recherche était souhaitable. J’entrepris de courtes recherches sur l’instruction des demandes isolées de permis de construire et les conflits avec des usagers de la route ou des riverains de petits aménagements urbains. Ce choix était calculé. J’y voyais l’opportunité de répondre à des appels à projets plutôt faciles. Les recours contre les services de l’État comme les contestations de projets d’infrastructures étaient alors des sujets importants de préoccupation pour le ministère de l’Équipement et pour le Conseil général des ponts et chaussées. Encore affilié au CEOPS, je devais en effet répondre à des appels à projets pour contribuer aux activités du laboratoire et m’inscrire au mieux dans les attentes du ministère de tutelle. Il ne fallait donc pas non plus rater la nouvelle phase qui se présentait, celle du premier programme de recherche en sciences sociales du Conseil général des ponts et chaussées lancé en 1990 sur « L’administration de l’Équipement et ses usagers ». En répondant à l’un des appels à projets annuels, je pus contribuer à partir de ces terrains de recherche à la réflexion très active à l’époque sur la production de l’assentiment dans l’action publique.
Alors que le programme était en cours, son responsable me proposa, par l’intermédiaire du directeur de CEOPS, de participer à son pilotage. Ayant accepté d’assumer le secrétariat, entre 1993 et 1995 je me rendis régulièrement au Conseil général des ponts et chaussées pour travailler avec l’inspecteur général Claude Quin lequel, entre autres fonctions, avait présidé le conseil d’administration de la RATP de 1981 à 1986. Je le retrouvai à chaque fois avec deux de ses amis chercheurs : Monique et Raymond Fichelet l’accompagnaient en effet dans la direction du programme. Les séances de travail étaient sérieuses, à l’image du lieu. Le programme mené à bon port produisit son ouvrage (Quin, 1995).
L’expérience avait été enrichissante, mais pour moi quelque chose clochait. Pour Claude Quin et le couple Fichelet, la cible était les usagers qui donnaient de la voix, pas ceux qui se taisaient. L’idée que le silence ne vaut pas approbation était hors-jeu. Ce programme, comme celui du Plan Urbain auparavant, passait sous silence « le silence de ceux qui sonttrop désespérés pour exprimer ne serait-ce que des sentiments d’indignation, trop impuissants pour formuler leurs propres intérêts, fût-ce à eux-mêmes. »[3]. Je m’étonnais de ce choix, sachant l’ancrage à gauche de chacun d’eux (tous les trois étaient proches du Parti communiste, Claude Quin avait même été conseiller municipal PCF de Paris de 1977 à 1981). En tant que chercheur surtout, j’étais en désaccord. Pourquoi ne pas saisir ensemble les trois concepts particulièrement utiles pour l’analyse des services publics proposés par l’économiste Albert O. Hirschman (alors traduit en France et discuté aujourd’hui encore – Ferraton, Frobert, 2017) : la parole, mais aussi le loyalisme et la défection ?[4] Considérant que ce n’est pas parce que l’on se veut plus démocrate (plus de concertation, de participation, de délibération, d’évaluation, etc.) que l’on désire réellement plus de démocratie si l’on ne tient pas compte de ceux qui se taisent ou même qui se retirent, une autre certitude me tenaillait : l’analyse sociopolitique du rapport des citoyens aux administrations et services publics devait aussi s’intéresser à ces figures des « non-usagers ». Une nouvelle recherche de terrain allait déboucher sur le besoin de construire un dispositif de recherche dédié à la question du non-recours.
Un constat
Un travail sur « Les performances de justice. Exigences d’usagers et réponses des administrations » avait été rendu en décembre 1999 à la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP). A partir de plusieurs matériaux d’enquêtes menées auprès de services territorialisés de l’État et de délégués départementaux du Médiateur de la République, j’avais repris la question des relations de service pour montrer que la compréhension des rapports des usagers à l’offre publique ne se limite pas, loin s’en faut, aux savoir-faire de l’interaction. J’expliquais que des représentations et des valeurs entrent en ligne de compte et pèsent sur les résultats, en particulier lorsque agents et usagers se débrouillent avec les règles pour agir ou bien pour être traités en équité.
La conduite de cette recherche bénéficia d’échanges réguliers avec Isabelle Orgogozo, la responsable du Comité des études et de la prospective de la DGAFP. À chaque visite, j’étais conforté dans l’idée que l’étude des rapports des usagers à l’offre publique permet une analyse critique de l’action administrative, voire des politiques publiques.
Dans l’ouvrage qui suivit cette recherche, la question du non-recours fut explicitement introduite (Warin, 2002). J’expliquais que les usagers qui se taisent n’échappent pas aux agents de terrain. Ceux-ci essaient d’agir autant qu’ils le peuvent pour répondre aux demandes et éviter in fine le retrait des usagers. L’ouvrage s’appuyait aussi sur diverses lectures signalant que des usagers de l’école, de l’hôpital et d’autres services publics ne demandent plus rien[5]. Plus que jamais il me semblait que l’étude de la contestation ne pouvait pas prendre le pas sur l’analyse de la défection. Toutefois, les personnes à étudier ne sont pas seulement celles qui se taisent, mais aussi celles qui ne se présentent pas ou plus. Les comportements de repli me paraissaient donc tout autant préoccupants, sinon plus, que les comportements de contestation. Ils constituaient une porte d’entrée principale pour analyser le rapport critique des citoyens à l’offre publique, comme pour comprendre les difficultés des agents prestataires. Découvrant de surcroît une publication de la Caisse nationale des allocations familiales présentant le phénomène encore largement méconnu du non-recours[6], j’allais en faire explicitement l’objet d’une nouvelle recherche.
Isabelle Orgogozo m’avait prévenu de la préparation d’un nouveau programme, « Réformer l’État, nouveaux enjeux, nouveaux défis ». Je me souviens lui avoir dit que, quitte à parler de défis, ce pouvait être le moment – à mon humble avis – de se préoccuper du phénomène du non-recours. J’ajoutai de façon certainement un peu excessive que tous les programmes de recherche concernant les relations avec les usagers entretenaient l’illusion de (faire) croire que les destinataires sont nécessairement présents car captifs des administrations et des services publics. Un projet de recherche fut par conséquent déposé en mai 2000 en réponse à l’appel à projets de la DGAFP.
Son descriptif expliquait la raison d’une recherche sur le non-recours : « Un des paris majeurs de la réforme de l’État est de réaffirmer le rôle et la place des services publics dans la lutte contre l’exclusion. […] Cela étant, les retours d’expérience indiquent les limites de ces efforts, ce que confirment par ailleurs quelques travaux de recherche. […] En même temps, un autre phénomène tout aussi préoccupant tend peu à peu à être distingué, c’est celui du non-recours. […] Ce phénomène concerne des personnes qui ne s’adressent pas ou plus aux services publics pour satisfaire leurs demandes et qui, de ce fait, ne perçoivent pas tout ou partie des prestations, des services ou des droits auxquels elles peuvent prétendre. En un mot, il s’agit là du problème des “ non-usagers ” ».
Le projet accepté, une recherche collective aborda quatre domaines : Police-Justice, Éducation, Santé, Lutte contre la pauvreté. Les enquêtes permirent de produire le rapport « Le non-recours aux services de l’État. Mesure et analyse d’un phénomène méconnu ». Avant de le finaliser, Isabelle Orgogozo m’invita à venir présenter les premiers résultats au Directeur général de l’administration et de la fonction publique, Gilbert Santel. C’était au printemps 2001, peu de temps avant qu’il ne quitte ses fonctions.
Je ne me souviens plus de toute la discussion, mais très bien d’une chose. J’ai pris soin de dire à Gilbert Santel que tous les acteurs que nous avions rencontrés dans les différentes administrations nous avaient parlé du non-recours comme d’un problème pour eux, mais qu’aucun n’avait été en mesure de nous apporter le moindre élément de mesure. Et d’ajouter que pour relever les défis de l’administration de demain, il serait peut-être prioritaire de mesurer et documenter le phénomène du non-recours dont la présente recherche pressentait l’ampleur des dégâts. Je venais d’exprimer lors de cette entrevue le constat qui donnera lieu au projet d’observatoire du non-recours.
Un coup de chance
Le fait que la question du non-recours préoccupe les acteurs des politiques mais qu’ils la méconnaissent fut suffisant pour décider d’en faire l’objet d’étude principal de la suite de mon programme de recherche pour le CNRS. Dans cet objectif, un changement de braquet s’imposait. Il fallait construire un dispositif ad hoc pour documenter le phénomène dans la durée. Réaliser des enquêtes auprès d’acteurs n’était plus suffisant, élaborer et mener des enquêtes avec des acteurs s’imposait. Si ceux-ci étaient partants, ils ne pourraient qu’être intéressés par une recherche les associant. Le principe de l’accord n’aurait rien de particulier, je demanderais simplement aux acteurs de m’aider à construire des données dont ils auraient l’usufruit, selon les modalités d’une recherche collaborative qui garantit à chaque partenaire le meilleur retour sur investissement. L’idée générale d’un observatoire du non-recours venait d’apparaître, les conditions pour qu’elle germe apparurent rapidement. Ce fut un coup de chance.
La recherche sur le non-recours tout juste rendue à la DGAFP, je saisis l’occasion d’un appel à projets lancé par un tout jeune acteur, France Qualité Publique (FQP). Créé avec le statut d’association en septembre 2001, FQP se présentait comme un réseau partenarial de promotion de bonnes pratiques, d’évaluation des services rendus, de débats et de propositions sur la qualité des services publics rassemblant des associations d’usagers, d’élus, d’agents et des organismes publics. Par cet appel à projets, FQP entendait se faire connaître en incitant à la création sur les territoires d’observatoires de la qualité des services publics. Aussi, ai-je préparé une réponse à partir de l’idée qu’il ne peut y avoir de qualité publique sans action contre le non-recours aux administrations et services publics[7]. Le projet de création d’un « Observatoire départemental du non-recours aux services publics dans le département de l’Isère »[8] sera lauréat 2002 de France Qualité Publique.
Une séance officielle dans les locaux de l’ancienne DATAR se déroula le 26 juin 2002 en présence de Jean-Paul Delevoye qui venait d’entrer au gouvernement le mois précédent comme ministre de la Fonction publique, et d’Henri Plagnol, secrétaire d’État à la Réforme de l’État. Le président de FQP, Jean Kaspar, m’invita à présenter en quelques mots le projet d’observatoire du non-recours. De chaleureuses poignées de mains et un beau certificat complétèrent mon bonheur du jour. L’animateur de FQP m’avait prévenu : il n’y a pas de financements, mais il y a des réseaux.
Recevoir un label ne faisait cependant pas « nos affaires ». Il fallait aussi des ressources financières. Catherine Chauveaud était directement concernée. En reconversion professionnelle, elle correspondait au type d’associé que je recherchais pour fonder ce projet, qui nécessitait des liens étroits avec des acteurs locaux. Sociologue de formation, elle apportait vingt ans de travail de terrain en proximité avec des élus, des services et des populations, la richesse de son expérience professionnelle dans une importante association d’aide aux travailleurs migrants et à leurs familles. Le CNRS me rémunérait, mais il fallait des financements pour mon associée.
Les moyens arriveront d’abord de la Ville de Grenoble, comme l’annonçait l’annexe du projet présenté à FQP. Grâce à des contacts avec l’adjointe chargée de la Santé publique, de l’Hygiène, de la Salubrité et de la Prévention des nuisances, la Ville s’engageait comme partenaire dans le projet d’observatoire. L’élue nous demandait en échange d’étudier les données sociales et médicales du service de médecine scolaire. Une proposition viendra également de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) pour travailler sur la constitution d’indicateurs de suivi des abandons de demandes. M’étant occupé du volet « Lutte contre les exclusions » de la recherche sur le non-recours pour la DGAFP, j’avais eu des entretiens avec les directions et services des CAF de Grenoble et de Vienne. Particulièrement intéressé, le sous-directeur aux études m’avait encouragé à rencontrer Julien Damon, qui dirigeait alors le Département de la recherche, de la prospective et de l’évaluation de la CNAF. Dès notre première rencontre début 2002, Julien Damon manifesta son intérêt pour la question du non-recours (lui-même la rencontrait à l’époque dans ses travaux sur le sans-abrisme) et l’idée d’un observatoire. Parallèlement, les contacts établis avec les services de l’État en Isère à l’occasion de la recherche pour la DGAFP sur « Les performances de justice », et en particulier les relations avec le Préfet Alain de Rondepierre (en poste dans le département jusqu’en mai 2003), nous ont permis d’obtenir le soutien financer du « Fonds de réforme de l’État territorial ».
Les premières études furent lancées toutes de front. Le projet présenté à France Qualité Publique était programmé pour une durée de 30 mois, il ne fallait pas traîner en route. Dans son courrier du 3 juin 2002 annonçant l’attribution du Label FQP, Jean Kaspar avait conditionné son maintien « bien sûr à l’avancement du projet et en particulier au bon fonctionnement de l’indispensable comité de pilotage, afin que l’Odenore trouve l’assise et les financements nécessaires »[9]. Le 17 mars 2003, une réunion des partenaires se tint à Grenoble pour mettre en place le comité de pilotage. Elle fut introduite et conduite par le directeur de la Maison des Sciences de l’Homme Alpes du CNRS qui avait accepté d’accueillir l’Odenore au titre des « projets émergents ». L’Observatoire était mis sur les rails. Les quelques mois du projet se prolongent aujourd’hui encore.
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À partir de souvenirs personnels, ce court récit présente les circonstances qui ont conduit à créer l’Observatoire des non-recours aux droits et services. En si peu de lignes, il ne pouvait être question de tenter une histoire scientifique de l’émergence et du développement du non-recours comme catégorie d’analyse et d’action.
En revanche, ce témoignage permet de lever le voile sur les circonstances qui ont conduit à créer cet observatoire universitaire. Il apporte ainsi une modeste contribution à une sociohistoire de l’émergence de la catégorie de non-recours que d’aucuns voudraient poursuivre[10]. Outre ce possible intérêt, il veut montrer – d’une façon qui paraîtra peut-être anecdotique (Renard, 2011) – que le métier de sociologue consiste aussi à produire les outils nécessaires à la construction de l’objet d’étude. Au-delà des modalités d’intervention (recherche-action, étude, évaluation, conseil, etc.), les outils sont les dispositifs de travail qui, en devenant pérennes, servent de tuteurs à la recherche qu’ils rendent possible. Pour cette raison, ils sont au cœur de l’expérience professionnelle.
En se limitant aux circonstances qui ont conduit à la création d’un dispositif de recherche, ce récit indique que la construction de l’outil dépend d’attitudes et de stratégies, sinon de simples tactiques, qui peuvent agir tôt dans une carrière de chercheur, même en amont d’un éventuel recrutement. Cependant, les circonstances que l’on saisit et force parfois sont actives parce qu’on les oriente dans le sens qui paraît nécessaire pour produire la recherche que l’on souhaite. Avec le recul, je dirai donc que le métier c’est aussi et probablement avant tout savoir trouver ce sens et le conserver dans la durée. Dans ce cas, la curiosité et la réaction (on pourrait parler d’indignation) propres à chacun sont certainement essentielles.
Ce sont peut-être les marques de « l’artisan chercheur », que certains disent sur le déclin (Monin, 2017). L’évolution rapide des techniques d’investigation et du traitement des données, la spécialisation très pointue et la co-écriture internationale, etc., pourraient en effet amoindrir sinon dissoudre « l’intériorité » propre au travail de recherche, qui peut être saisie par la manière dont la curiosité et la réaction, comme d’autres expériences internes privées (Bouveresse, 1976), entrent dans les jeux de langage publics qui sont aussi ceux de la recherche. En tout cas, la curiosité comme la réaction sont les ressorts de la recherche comme engagement (Neveu, 2003). Elles doivent cependant être contenues pour que le monde de la connaissance et celui de l’action (politique) ne se confondent pas.
Une sociohistoire du non-recours pourra ainsi montrer comment l’Odenore a contribué à construire distinctement une catégorie d’analyse et une catégorie d’action. Elle aura alors à vérifier comment la césure a été assumée (et les expériences privées contrôlées) pour des raisons déontologiques (éviter le prophétisme : ne pas parler du non-recours comme problème inquiétant, mais comme phénomène constaté – Warin, 2020) ou épistémiques (éviter la simplification des énoncés : assumer devant la demande d’explications simples et efficaces, les dimensions complexes et critiques du phénomène – Warin, 2014).
Références bibliographiques
Jacques Bouveresse, Le mythe de l’intériorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Editions de Minuit, 1987 [1976].
Daniel Céfaï et Carole Saturno, Itinéraires d’un pragmatiste. Autour d’Isaac Joseph, Paris, Economica, 2007.
Michel Chauvière et Jacques Godbout, Les usagers entre marché et citoyenneté, Paris, L’Harmattan, 1992.
Jacques Commaille, « Pierre Strobel », Revue française des affaires sociales, 2007, 1, 3-5.
Nina Eliasoph, L’évitement du politique : Comment les Américains produisent l’apathie dans la vie quotidienne, Economica, 2010.
Cyrille Ferraton et Ludovic Frobert, Introduction à Albert O. Hirschman, Paris, La Découverte, 2017.
Philippe Monin, « La Grande Transformation du Métier de Chercheur », Revue Internationale PME, 2017, 30(3-4), 7-15.
Pierre Muller, Jean Leca, Giandomenico Majone, Jean-Claude Thoenig et Patrice Duran, « Enjeux, controverses et tendances de l’analyse des politiques publiques », Revue française de science politique, 1996, 46(1), 96-133.
Erik Neveu, « Recherche et engagement : actualité d’une discussion », Questions de communication, 2003, 3, 109-120.
Claude Quin, L’administration de l’Equipement et ses usagers, Paris, La Documentation française, 1995.
Jean-Bruno Renard, « De l’intérêt des anecdotes », Sociétés, 2011, 114, 33-40.
Philippe Warin, « Les relations de service comme régulations », Revue française de sociologie, 1993, 34(1), 69-95.
Philippe Warin, Les dépanneurs de justice. Les « petits fonctionnaires » entre qualité et équité, Paris, LGDJ, 2002.
Philippe Warin, « Une recherche scientifique dans le problems solving : un retour d’expérience », Politiques et Management Public, 2014, 31(1), 113-122.
Philippe Warin, Le non-recours aux politiques sociales, Fontaine, Presses Universitaires de Grenoble, 2016.
Philippe Warin, Petite introduction à la question du non-recours, Montrouge, ESF Editeur, 2020.
[1] C’est ce qu’indique par exemple, le rapport de conjoncture 2014 de la section « Politique, pouvoir, organisation » du comité national du CNRS, mais aussi des rapports et documents officiels (par exemple: Lucie Gonzalez et Emmanuelle Nauze-Fichet, 2020, « Le non-recours aux prestations sociales – Mise en perspective et données disponibles », Les Dossiers de la DREES, n°57, DREES, juin.
[2] Actes du séminaire (1989-1991) « La relation de service dans le secteur public », tome 1, pp. 19-21.
[3] La formule est de Nina Eliasoph (2010, p. 277), dont je découvrirai plus tard l’ouvrage issu d’une thèse parue aux États-Unis en 1998.
[4] Le modèle d’analyse d’Albert Hirschman sera mis à contribution dans l’explication de la dimension politique du non-recours par non-demande intentionnelle (Warin, 2016).
[5] L’ouvrage cite notamment : Adolphe Steg, L’urgence à l’hôpital, Rapport du Conseil économique et social, Journal officiel de la République française, 1989 ; Jean-Louis Derouet (dir.), L’école dans plusieurs mondes, Bruxelles, De Boeck, 1989 ; Yves Dutercq, Politiques éducatives et évaluation. Querelles de territoires, Paris, Presses Universitaires de France, 2000 ; …
[6]Recherches et Prévisions, « Accès aux droits. Non-recours aux prestations. Complexité », 1996, n° 43.
[8] L’acronyme Odenore fut décidé à ce moment-là. L’intitulé actuel, « Observatoire des non-recours aux droits et services », sera utilisé pour la première fois dans le rapport d’activité remis le 1er novembre 2005 à France Qualité Publique. Archives Odenore : Carton 9 – Dossier FQP.
[10] Clément Le Reste, « Du non-accès au non-recours : sociohistoire française d’une catégorie d’action publique (1970-2016) », thèse en préparation, Sciences-Po Lyon.
Cet appel à contribution s’adresse aux
chercheurs en sociologie, science politique, économie, gestion, droit, géographie,
démographie, anthropologie, santé publique, ainsi qu’aux acteurs du champ
sanitaire et médico-social.
Les
articles sont attendus avant le lundi 26 avril 2021
« Le meilleur moyen de soulager l’hôpital, c’est
de ne pas tomber malade »[1]. La formule, prononcée par
le Premier ministre quelques jours avant l’annonce du deuxième confinement,
résume la logique qui a conduit le gouvernement à restreindre brutalement les
déplacements et l’activité, au nom de la santé publique. Ces mesures inédites,
aux conséquences sociales, économiques et sanitaires, incalculables pour le
moment, ont été justifiées par la nécessité de préserver l’hôpital d’un afflux
de malades. En mars 2020, et dans une moindre mesure en octobre 2020, le « plan
blanc »[2]
s’est de surcroît traduit par l’annulation d’une large majorité d’opérations
chirurgicales, de consultations, et d’hospitalisations programmées. Cedispositif
visant à libérer des lits d’hospitalisation et des personnels pour faire face à
l’épidémie de Covid-19 s’est révélé extrêmement coûteux pour les autres
malades, qui ont vu leurs soins reportés.Loin des visions enchantées de
personnels hospitaliers unis dans le combat contre l’épidémie et d’un
gouvernement prêt à tous les sacrifices pour leur éviter de devoir « trier
les malades », ce dossier entend éclairer les raisons sociales, politiques
et organisationnelles qui ont conduit un service public –l’hôpital –à ne plus
pouvoir répondre aux besoins de ses usager·es[3].
Ce projet de dossier de la Revue française des affaires sociales
(RFAS) pour son quatrième numéro 2021 sera consacré aux réformes du monde
hospitalier et aux crises et aux résistances qu’elles ont suscitées. La gestion de l’épidémie et les adaptations qu’elle a entraînées
chez les soignants (priorisation des activités, réorganisation des services,
évolution de la répartition des missions, etc.) pourront être prises en compte
de manière transversale dans cette réflexion sur les transformations de
l’hôpital. Les
articles s’appuieront sur des matériaux empiriques, qualitatifs et/ou
quantitatifs issus d’enquêtes permettant d’éclairer les évolutions des
structures hospitalières avant ou après le déclenchement de l’épidémie. Des
contributions comparant les crises, réformes et mobilisations à l’hôpital
public avec celles qu’ont connues d’autres services publics sont bienvenues,
ainsi que des comparaisons historiques ou internationales.
Réformes
À l’instar de beaucoup d’autres institutions
étatiques, l’hôpital public est soumis depuis plusieurs années à des réformes
successives qui se donnent pour objectif de diminuer les coûts et de
rationaliser l’activité. Au-delà des dispositifs techniques et gestionnaires
dont la tarification à l’activité (T2A) constitue l’aboutissement, ce premier axe sera consacré aux effets
socialement différenciés de ces réformes sur le travail de différentes
catégories de personnel hospitalier.
Parmi les multiples politiques mises en œuvre, le
développement de l’ambulatoire, c’est-à-dire la prise en charge de soins
médicaux ou chirurgicaux en dehors du cadre traditionnel de l’hospitalisation
complète, est source de nombreuses réorganisations. Ce qu’il est
désormais convenu d’appeler le « virage ambulatoire » consiste à
réorganiser les établissements et leurs services de façon à écourter la durée des séjours hospitaliers et à accroître le
volume des soins et des services médicaux dispensés hors du milieu hospitalier. En transférant
une partie de l’activité hospitalière vers la médecine dite
« ambulatoire », qu’elle soit de « ville » ou de
« proximité »[4], les réformes visent à répondre
aux impératifs financiers (réduire les coûts) tout en soulignant les avantages
d’une meilleure fluidité de la circulation des patients d’un espace professionnel
à l’autre[5] et d’une moindre
exposition aux risques de maladies nosocomiales. Il serait intéressant
d’explorer les effets de ce transfert
d’activité sur les conditions de travail
des personnels hospitaliers qui sont déjà
particulièrement pénibles et dégradées[6]. Il
conviendrait également d’analyser les conséquences des récentes réformes sur la
place occupée par les professionnel·les de l’organisation (cadres de santé,
cadres de pôles), voire sur l’émergence de nouvelles fonctions (bed managers et consultant·es[7]),
et sur les rapports de force entre les services hospitaliers : la logique de concentration des
moyens sur les activités considérées comme rentables[8] peut se traduire par
d’importants écarts d’investissements en termes de travaux, de formation et de
recrutements. Quels en sont les effets
sur les hiérarchies hospitalières, mais aussi sur la compétition entre (chefs
de) services pour la captation des malades les mieux ajusté·es aux séjours
courts ? Les conséquences peuvent également se mesurer sur le plan de
la division genrée du travail à l’hôpital :
secrétaires, aides-soignantes et infirmières sont souvent celles qui doivent
couvrir, en toute discrétion, les défaillances de l’institution, permettant
ainsi à ceux qui exercent les métiers les plus nobles et les plus visibles,
notamment les médecins, de continuer à endosser le beau rôle de héros[9].
Les effets des réformes visant
à contenir les dépenses se mesurent également à l’aune des inégalités sociales et territoriales de santé. Quels
sont les enjeux du transfert d’une partie de l’activité hospitalière vers la médecine
dite « ambulatoire » pour des populations résidant dans des
territoires sous-dotés en services médico-sociaux censés permettre la
continuité des soins après la sortie de l’hôpital ? Que signifie l’hospitalisation
à domicile pour des patient·es des fractions désaffiliées des classes
populaires, vieillissant·es ou atteint·es d’une maladie chronique et isolé·es
du fait de leur situation familiale, administrative ou économique instable ? La
liberté d’installation et de prescription des médecins se traduit par
d’importantes inégalités territoriales qui peuvent se trouver accentuées par le
transfert des soins de l’hôpital vers « la ville » et par un
basculement du financement des soins, du régime obligatoire d’assurance maladie
vers le régime complémentaire. Les contributions pourront tenter de faire
apparaître par quelles homologies de
positions[10]
les oppositions entre territoires riches et pauvres peuvent se retraduire et
être accentuées dans l’espace de l’accès aux soins.
Crises
En 2020, l’activation à deux reprises en quelques mois
du « plan blanc », habituellement associé à des situations d’urgence,
invite à reconsidérer ce qui fait crise dans l’évènement[11]. Dès l’apparition de l’épidémie
de Covid-19, le terme de « crise » s’est imposé dans le débat public
pour caractériser la gravité de l’épidémie, faisant le lien avec la
« crise des urgences »[12] et plus généralement avec
le mouvement de contestation des personnels hospitaliers contre les réformes
managériales et les restrictions de moyens d’une institution gérée à « flux
tendus »[13].
La décision du gouvernement de décréter un confinement généralisé sur
l’ensemble du territoire au nom de la préservation de l’hôpital a contribué à
placer cette institution au centre de la « crise de santé publique ».
Au-delà des discours convenus valorisant le « courage » exceptionnel
des soignant·es, l’enjeu de ce second axe est d’expliquer ce qui a permis à l’institution hospitalière et à ses
personnels de faire face à cette vague épidémique inédite, sans pour autant
s’effondrer.
Les difficultés rencontrées pour faire face à
l’épidémie de Covid-19 ont également remis au cœur de l’actualité les faibles
dispositifs de régulation imposés aux cliniques privées par comparaison avec
les missions et les contraintes toujours plus nombreuses qui pèsent sur l’hôpital
public. Appréhender la crise de l’hôpital public dans ses différentes
dimensions suppose de le resituer dans
l’ensemble du système de soins, en étant attentif aux effets que l’essor du
privé produit sur le vivier des médecins et des infirmièr·es encore disposé·es
à sacrifier leur niveau de rémunération et leurs conditions de travail à la
mission de service public. Cette attraction du privé est d’ailleurs loin d’être
uniforme et inéluctable : elle varie selon la position de classe, de
genre, et les capitaux scolaires des agents hospitaliers. À cet écart qui se
creuse entre deux univers s’ajoute la multiplication de dispositifs parallèles
tels que les consultations privées à l’hôpital destinées à préserver
l’attractivité de l’hôpital public pour les médecins spécialistes, et un
recours croissant à la sous-traitance qui brouille les frontières entre secteur
public et privé. Les contributions
pourront être attentives à la sociologie des patient·es qui continuent à
fréquenter le service public, par opposition à celles et ceux qui se
tournent de plus en plus systématiquement vers le privé[14], et aux logiques de choix
du service public ou du privé, selon les propriétés sociales des usager·es, la
gravité des maladies, l’urgence ressentie, les filières de soins entre la
« ville » et l’hôpital ou l’offre hospitalière sur le territoire. De
tels effets de concurrence induisent des formes de ségrégation qui, à terme,
pourraient saper le consentement à contribuer pour un système de moins en moins
universel.
Si l’épidémie du Covid-19 peut être analysée comme une
crise de santé publique, elle doit aussi être rapprochée des crises qui l’ont précédée dans l’histoire récente,
et notamment la crise de la canicule de 2003. Dans les deux cas, la
surmortalité de personnes âgées est venue rappeler que les chances de survie des
individus peuvent dépendre des équipements de réanimation et des places
disponibles dans les services de soins intensifs, sachant que les dotations
budgétaires des établissements sont loin d’être équivalentes sur tout le
territoire[15].
Le nombre important de résident·es malades des Ehpads qui ont été envoyé·es
dans des services hospitaliers et qui y sont décédé·es[16], exige d’engager une
réflexion sur la place de la fin de vie
dans le système hospitalier. Le cas des résident·es malades des Ehpads et
des services psychiatriques qui, à l’inverse, n’ont pas été transféré·es dans
des services hospitaliers exige également d’étudier les logiques de « tri »
effectué entre patient·es (par qui, selon quels critères et avec quelle
légitimité ?) avant même l’arrivée à l’hôpital.
Résistances
et acceptations des personnels hospitaliers
Si tous les soignant·es s’accordent sur le constat
d’une dégradation des conditions de travail, leurs réactions peuvent
considérablement varier selon leur caractéristiques sociales, leur trajectoire,
leur socialisation militante, leur service et leur institution d’appartenance[17]. La triade d’Hirschman permet
d’envisager, en première approche, l’éventail des stratégies possibles[18] : la sortie (exit) consisterait à quitter l’hôpital
public pour rejoindre le privé ou changer complètement de perspective
professionnelle ; la prise de parole (voice)
pourrait s’apparenter aux multiples mobilisations qui ont eu lieu ces dernières
années, même s’il s’agit d’un secteur où elles sont réputées difficiles en
raison des obligations de service minimum ; la loyauté (loyalty)
engloberait tous les comportements consistant à rester à son poste et à remplir
sa mission, sans pour autant s’empêcher de formuler des critiques à l’égard des
évolutions en cours.
Les mobilisations collectives
des personnels hospitaliers ont fait l’objet de nombreux travaux[19] mais les résistances plus discrètes qui se déploient au sein même des
espaces de travail de l’hôpital sont beaucoup moins étudiées. Il pourrait
également être intéressant de se pencher sur les configurations improbables qui peuvent émerger au sein d’institutions
hospitalières traversées par de multiples contradictions : comment
expliquer que de nombreux personnels soignants ne formulent pas en termes
politiques leur exaspération à l’égard de la dégradation des conditions de
travail ? Comment comprendre qu’une partie des élites
hospitalo-universitaires soient devenue hostiles aux réformes managériales
après les avoir longtemps promues comme le seul avenir possible pour le service
public ?
Des informations
complémentaires sur le contenu de cet appel à contribution peuvent être
obtenues auprès des coordonnateurs aux adresses suivantes :
[1] Jean Castex, discours à l’Hôpital
Nord de Marseille, 24 octobre 2020.
[2] Le plan blanc consiste à mobiliser
l’ensemble des professionnel·les de santé hospitaliers, y compris lorsqu’ils
sont en congé, afin de faire face à une crise (accident, attaque terroriste,
épidémie, …). Il est généralement décidé au niveau local.
[3]Pour une revue de littérature sur la façon dont l’hôpital a
été traitée dans la RFAS, voir François-Xavier Schweyer, « L’hôpital, une
transformation sous contrainte. Hôpital et hospitaliers dans la
revue », Revue française des affaires sociales, n°4, 2006, pp.
203-223.
[4] Sur les transferts de l’activité
vers la médecine de ville, voir Patrick Hassenteufel, François-Xavier Schweyer, Michel Naiditch, « Les réformes de
l’organisation des soins primaires », Revue
française des affaires sociales, n°1, 2020.
[5] Frédéric Pierru,
« Introduction. L’administration hospitalière, entre pandémie virale et
épidémie de réformes », Revue française d’administration publique,
n° 174, 2020, p. 305.
[6]Catherine Pollak,
Layla Ricroch, « Arrêts maladie dans le secteur hospitalier : les
conditions de travail expliquent les écarts entre professions », Études et Résultats, n°1038, Drees,
novembre 2017.
[7] Nicolas Belorgey, «Trajectoires
professionnelles et influence des intermédiaires en milieu hospitalier », Revue française d’administration publique,
n°174, 2020,p. 405-423.
[8]Pierre-André Juven, « ‘Des
trucs qui rapportent’. Enquête ethnographique autour des processus de
capitalisation à l’hôpital public », Anthropologie
& Santé. Revue internationale francophone d’anthropologie de la santé,
16, 2018.
[9]Christelle Avril, Irene Ramos
Vacca, « Se salir les mains pour les autres. Métiers de femme et division morale
du travail », Travail, genre et sociétés,
n° 43, 2020, p. 85-102.
[10]Pierre Bourdieu,« Effets de
lieu », La misère du monde,
Paris, Seuil, 1993, p. 159-167.
[11]Alban Bensa, Eric Fassin,
« Les sciences sociales face à l’événement », Terrain. Anthropologie & sciences humaines, 38, 2002, p. 5-20.
[12] Par extension, on peut également
penser à la crise de la psychiatrie, cf. Alexandre Fauquette, Frédéric Pierru,
« Politisation, dépolitisation et repolitisation de la crise sans fin de
la psychiatrie publique », Savoir/Agir,
n°52, 2020, p. 11-20.
[13]Pierre-André Juven, Frédéric
Pierru, Fanny Vincent, La casse du siècle. À propos des réformes de
l’hôpital public, Paris, Raisons d’agir, 2019, p. 162.
[14]Sylvie Morel, « La fabrique
médicale des inégalités sociales dans l’accès aux soins d’urgence », Agone, n°58, 2016, p. 73-88.
[16] Durant la première vague, les
malades du Covid-19 venu·es des maisons de retraites et transféré·es à
l’hôpital ont représenté près de la moitié des décès comptabilisés par Santé
publique France.
[17]Fanny Vincent, « Penser sa santé en
travaillant en 12 heures. Les soignants de l’hôpital public entre acceptation
et refus », Perspectives
interdisciplinaires sur le travail et la santé, 19-1, 2017.
[18]Albert O.
Hirschman, Exit, voice, and loyalty:
Responses to decline in firms, organizations, and states. Harvard universitypress, 1970.
[19]Danièle Kergoat, Françoise Imbert,
Helène Le Doaré, Danièle Senotier, Les
infirmières et leur coordination,Paris, Editions Lamarre, 1992, 192
p. ; Ivan Sainsaulieu, « La mobilisation collective à l’hôpital :
contestataire ou consensuelle?», Revue française de sociologie, vol. 53,
2012, p. 461-492.
« L’incidence des Réformes du « 100 % santé » et de la complémentaire santé solidaire pour les personnes âgées »
La note adoptée par le Conseil des l’âge présente, à la date d’avril 2020, des incidences pour les personnes âgées des dernières réformes relatives au 100 % santé ou « Zéro reste à charge », d’une part, et d’autre part à la Complémentaire santé solidaire (qui intègre les acquis du 100 % santé pour les publics plus modestes).
Les politiques sociales locales sont à l’honneur dans ce numéro hors-série de la Revue française des affaires sociales pour l’année 2019. Ces travaux sont essentiellement issus d’un programme de recherche mené par la Mission Recherche de la DREES et par la CNAF, qui figure en annexe. Les six articles traitent soit de politiques spécifiques – les politiques de l’autonomie, les politiques d’insertion – avec un ancrage territorial (Mayotte pour la protection de l’enfance), soit offrent une réflexion générale sur ce que sont les politiques sociales territorialisées. Ils sont complétés par des éléments de cadrage sur l’aide et l’action sociales des collectivités locales, le point de vue d’un médecin ayant organisé une action de prévention du suicide et un entretien portant sur l’expérimentation « Territoire zéro chômeur de longue durée ».
La diversité de leurs organisations interroge la singularité revendiquée par les organisations de l’économie sociale et solidaire, notamment par rapport aux entreprises lucratives.
En 2014, la loi a rappelé les trois critères spécifiques des organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS). Le premier est la non-lucrativité : les adhérents de l’ESS doivent poursuivre un but autre que le seul partage des bénéfices produits. Le deuxième est le principe démocratique qui doit régir ces organisations : les associés, salariés et parties prenantes doivent être traités sur un pied d’égalité et non pas en fonction de leur apport en capital ou de leur contribution financière. Enfin, le développement de l’activité doit être mené en respectant les principes de redistribution des bénéfices et de non-redistribution des réserves obligatoires et impartageables. Ces trois caractéristiques permettent d’inclure une grande variété de structures dans le champ de l’ESS : coopératives, mutuelles, sociétés d’assurance mutuelles, les fondations et les associations loi 1901, mais aussi les sociétés commerciales qui « recherchent une utilité sociale ». Cette diversité interroge toutefois la singularité revendiquée par les organisations de l’ESS, notamment par rapport aux entreprises lucratives.
Le numéro 199 de la revue Informations sociales a pour ambition d’explorer les spécificités des organisations de l’ESS.
Tout d’abord, comprendre la dynamique de l’ESS nécessite de revenir sur les mécanismes de la construction sociale et historique de ce champ d’activité centrale pour le fonctionnement de la protection sociale et de l’État social (1re partie).
Ensuite, n’étant pas soumise à la stricte logique utilitaire et marchande des économies libérales, l’ESS constitue pour ses défenseurs un terrain d’expérimentation et d’innovation en visant à concilier la réussite économique avec des relations solidaires et des valeurs d’altruisme (2e partie).
Au-delà de ces choix revendiqués, les organisations de l’ESS ne disposent pas du monopole des valeurs. Par ailleurs, elles ont développé depuis leur création une activité de gestion pour utiliser au mieux leurs ressources limitées et contrer les aléas inhérents à toute bureaucratie (3e partie).
Consacré aux premiers enseignements de l’enquête Emblème, Le dossier d’étude n° 208 s’intitule Attentes, besoins et contraintes des parents en matière de conciliation vie familiale et vie professionnelle.
La politique de la petite enfance française vise à permettre aux parents de concilier leur vie familiale et leur vie professionnelle lorsqu’ils ont la charge de jeunes enfants (moins de 6 ans). Dans un contexte de progression du nombre de familles utilisant un mode d’accueil formel depuis vingt ans, les tendances récentes indiquent notamment une stabilisation voire une diminution du recours à certains des dispositifs visant à solvabiliser l’accueil des jeunes enfants. Afin de documenter ces tendances et les variations de recours aux modes d’accueil, la la Caisse nationale d’Allocations familiales (Cnaf) a réalisé une enquête auprès de 6 000 familles portant sur les attentes, les besoins et les contraintes des parents avec une nouvelle naissance (enquête Emblème). Deux vagues de familles ont été interrogées, celles ayant accueilli un enfant en 2016 et celles ayant accueilli un enfant en 2013. Cette enquête permet d’une part de connaitre les représentations actuelles des parents et les éléments de contraintes qui conduisent à la solution d’accueil. D’autre part, elle permet d’identifier leurs évolutions entre 2013 et 2016 et de les mettre en regard des évolutions du recours aux différents modes d’accueil.
Les derniers numéros des Dossiers d’études, la collection des documents de travail de la Direction des statistiques, des études et de la recherche de la Caisse nationale d’Allocations familiales, sont en ligne sur caf.fr.
La Caisse nationale des Allocations familiales (Cnaf) encourage les jeunes chercheurs en attribuant chaque année deux prix récompensant des mémoires de master 2 Recherche dans le domaine des politiques familiales et sociales. En novembre 2018, le jury a distingué Océane Sipan en lui attribuant le second prix pour son mémoire intitulé D’une grossesse transgressive à une maternité convenable: aménagements temporels et arrangements normatifs chez de jeunes mères kanak. Ce travail, réalisé à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) sous la direction de Marc Bessin, est aujourd’hui publié dans le Dossier d’étude n° 205.
Les derniers numéros des Dossiers d’études, la collection des documents de travail de la Direction des statistiques, des études et de la recherche de la Caisse nationale d’Allocations familiales, sont en ligne sur caf.fr.