Compte-rendu de la première séance du 10 décembre 2021 :
Enjeux de définition et de recensement du public sans-abri
Pour rappel, ce séminaire en quatre séances vise à préparer un appel à contribution pour un numéro thématique de la Revue française des affaires sociales à paraître au printemps 2023 (date de réception des articles : septembre 2022).
Cette première séance a rassemblé 39 personnes, principalement en distanciel.
Elle avait pour objectif d’engager une réflexion sur les enjeux liés à la définition de la catégorie de sans-abri et des frontières avec d’autres (sans domicile fixe, mal logé…). Le nombre de personnes classées comme sans-abri varie en effet selon la définition retenue : la façon de définir le public produit donc des effets sur l’orientation des politiques sociales et constitue un enjeu tant méthodologique que politique. Comment, et par quelles méthodes, les sans-abri sont-ils dénombrés ? Quelles sont les pratiques statistiques nationales ? Comment s’articulent les pratiques de recensement d’organismes publics et celles d’acteurs de terrain engagés dans la visibilisation du phénomène ? Sur quels dispositifs méthodologiques reposent ces différents recensements ?
Trois intervenants ont pris la parole avant d’engager un échange avec le public. Julien Lévy, chercheur à la « chaire publics des politiques sociales » de l’université Grenoble Alpes a débuté la séance par une intervention visant à poser les enjeux autour de la catégorie des « grand exclus ». Son propos s’appuie sur une thèse en science politique à l’Université Grenoble Alpes sous la direction de Philippe Warin soutenue en janvier 2021 et fait suite à une expérience professionnelle de trois ans dans un centre d’hébergement grenoblois.
Dans la perspective politiste qui est la sienne, Julien Levy documente la manière dont les politiques publiques segmentent les publics et donc façonnent des catégories (sans-abri, sans-domicile, mal-logés…). Malgré des tentatives d’harmonisation, les définitions diffèrent d’un pays à l’autre et les catégories employées au niveau des administrations et au niveau des acteurs de « terrain » ne se recoupent pas nécessairement.
Dans le cadre de la mise en œuvre des actions du secteur AHI (Accueil-Hébergement-Insertion), on observe une prolifération des ciblages de publics spécifiques dans les différents dispositifs qui le composent. Le terme de « grands exclus » crée une catégorie qui désigne une faible partie de la population sans abri considérée comme « la plus en difficulté » : les « non-réinsérables », les « grands marginaux » ou encore les « sans-abri chroniques ». C’est le public cible à l’origine de la création du Samusocial de Paris, et on le retrouve encore dans différents appels à projet. Ce public est généralement décrit selon sa vulnérabilité (cumul de problématiques sanitaires et sociales), le temps passé dans la rue et ses relations difficiles avec l’offre sociale.
À travers une analyse socio-historique, Julien Levy remarque une première phase de définition (à partir des années 1980) et de problématisation de ce public selon une lecture médicale et psychopathologique de la « grande exclusion ». Puis la seconde phase, à partir de la fin des années 1990 et le début des années 2000, porte sur la caractérisation des dysfonctionnements structurels de l’offre de prise en charge et ses effets sur les sans-abri considérés comme les plus en difficulté. Enfin à partir des années 2010, les « grands exclus » font partie des publics ciblés par l’approche « Logement d’abord ».
Julien Levy remarque dans les entretiens avec des personnes désignées comme « grands exclus » qu’elles sont en lien avec les accueils de jour et les distributions alimentaires, dans une moindre mesure avec les équipes mobiles et autres maraudes. En revanche, le recours au 115 et à l’hébergement d’urgence est limité. De façon générale, les dispositifs d’hébergement auxquels ont accès les personnes interrogées sont les grands foyers d’hébergement d’urgence collectifs proposant les conditions d’accueil les moins qualitatives et des séjours ponctuels et les centres d’hébergement hivernaux à « bas seuil » d’exigence, dédiés aux « grands exclus ». Les sans-abri les plus en difficulté ou les moins réinsérables sont donc orientés vers les structures les moins qualitatives
Sur les territoires de l’enquête, Julien Levy retrouve quelques rares dispositifs s’adressant aux « grands exclus », proposant des conditions qui se distinguent du reste du champ, notamment l’absence de limitation de durée de séjour, d’engagement dans des démarches d’insertion, la possibilité d’avoir accès à des espaces privatifs, la consommation d’alcool autorisée… Mais l’accès à ces dispositifs s’opère généralement par des « logiques électives ». Ce sont le plus souvent les personnes identifiées comme les plus vulnérables qui vont être orientées vers ce type de dispositif.
C’est ensuite Pierre-Yves Cabannes, chef du bureau Lutte contre l’exclusion de la DREES qui est intervenu. Il s’est appuyé sur deux sources de données. La première est l’enquête auprès des établissements et services en faveur des adultes et familles en difficulté sociale (ES-DS). Cette enquête exhaustive (tous les établissements du champ sont interrogés) existe depuis 1982 et est menée tous les quatre ans.
Ce travail permet de décrire le profil des personnes accueillies en établissement et de le dénombrer à l’échelle nationale comme territoriale. Ce sont notamment les caractéristiques sociales, le type de ressources financières, de couverture santé qui sont recueillies. L’enquête permet aussi de connaitre les dates d’entrée dans l’établissement et la durée de l’hébergement
La dernière vague d’enquête a été menée au premier semestre de l’année 2021. Les résultats seront publiés courant de l’année 2022. Comme l’étude est centrée sur les établissements, cela pose la question de savoir ce qu’est un établissement et ce qui relève de l’hébergement (faut-il inclure par exemple l’hébergement éclaté dit « « hors les murs » ?).
L’avantage de ce type d’étude, outre son coût faible, est le grand nombre de personnes décrites, permettant une robustesse scientifique et une précision à l’échelle des territoires. Aussi, d’un point de vue méthodologique, il n’y a pas de problèmes d’échantillonnage. L’enquête étant à destination des structures, on ne rencontre pas les problèmes linguistiques ou plus généralement de compréhension des questions comme cela peut être le cas avec les usagers. En revanche, elle nécessite un répertoire exhaustif à jour et entraîne une charge importante pour les structures (qui sont d’ailleurs de plus en plus sollicitées). Par conséquent elle donne accès à beaucoup plus d’informations qu’une enquête où l’on solliciterait directement les personnes.
Pierre-Yves Cabannes propose quelques interprétations que l’on peut faire de la dernière étude publiée. En 2016, l’ensemble des établissements a augmenté de 39% par rapport à 2012, porté par l’augmentation des Centres d’Accueil de Demandeurs d’Asile CADA (+63%). Durant la même période, une augmentation de mineurs dans l’hébergement est objectivable : ils sont passés de 3400 à 7600. En 2016, les personnes restent en moyenne quatre mois et demi dans l’hébergement d’urgence.
Ensuite, il présente « l’enquête-test Sans Domicile 2022 » menée avec l’INSEE dans la perspective d’une enquête d’envergure « Sans Domicile » en 2025 (après les éditions 2001 et 2012). L’objectif de cette étude est de décrire les conditions de vie et les difficultés d’accès au logement des sans-domiciles, d’avoir une meilleure connaissance des parcours de vie et de fournir une estimation du nombre de sans-domicile au niveau national. Contrairement à l’étude précédemment présentée, les personnes répondent elles-mêmes.
En 2012, une personne est considérée « sans domicile » si elle a passé la nuit précédant l’enquête dans un lieu non prévu pour l’habitation ou dans une halte de nuit qui offre un abri mais n’est pas équipée pour dormir (on parle alors de « sans‑abri ») ou si elle l’a passée dans un service d’hébergement (hôtel ou logement payé par une association, chambre ou dortoir dans un hébergement collectif, lieu ouvert exceptionnellement en cas de grand froid). Il y aura peut-être lieu de faire évoluer cette définition pour la future enquête de 2025. D’ailleurs la question se pose d’élargir l’investigation aux logements adaptés (résidences sociales, Foyers Jeunes Travailleurs, pensions de famille…), aux personnes hébergées chez un tiers et qui y seraient contraintes, à l’hébergement des demandeurs d’asile et des réfugiés, aux bidonvilles, camps, habitats de fortune, squats…
Cette enquête pose plus de difficultés méthodologiques. Notamment, elle suppose de sélectionner les personnes enquêtées. La multiplicité des langues d’origine des personnes interrogées pose aussi la question de la traduction du questionnaire. Il importe enfin de travailler à l’acceptation de l’enquête, car on observe qu’elle peut induire de la méfiance ou de l’incompréhension.
Jean-François Krzyzaniak commence la dernière intervention de ce séminaire par préciser « d’où il parle ». En effet c’est au regard de son savoir expérientiel qu’il intervient. Il a vécu à la rue pendant de nombreuses années et surtout en est sorti. Il est aujourd’hui formateur dans le champ du travail social et investi dans différents collectifs.
Il rappelle le contexte des années 1980 : c’est au moment où se développent des structures de prise en charge des personnes sans-abri « qu’on n’a plus eu le droit d’être clochard ». Vivre à la rue est de moins en moins toléré. Selon Jean-François Krzyzaniak « on [faisait] honte à notre société ». La résorption du sans-abrisme s’inspire de deux autres politiques publiques : la lutte contre la consommation de drogue sur la voie publique et celle contre l’épidémie de sida. Le regard à l’encontre des grands exclus est alors négatif. Ils sont vus comme un « poids » et les territoires ne veulent pas accueillir les « pauvres des autres ».
Jean-François Krzyzaniak questionne les critères de définition des sans-abri et la légitimité des acteurs à poser ce jugement. Il rappelle qu’être sans-abri ce n’est pas être sans adresse. Malgré la domiciliation, certains droits ne sont pas effectifs. D’ailleurs son propos est marqué par la revendication à ce que les droits fondamentaux des personnes soient respectés.
Il a vécu les Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) comme des lieux d’incarcération et d’hospitalisation d’office. L’objectif était alors de « cacher ces pauvres ». Jean-François Krzyzaniak reconnaît le rôle qu’a pu jouer la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL) et son préfet d’alors. Mais c’est aussi la mobilisation de certains acteurs qui ont permis la création du Conseil National des Personnes Accueillies et/ou Accompagnées (CNPA). Cependant, selon lui, la politique publique met toujours du temps à réagir : « il y a des solutions, mais elles ne sont pas utilisées ». Il prend l’exemple du « parcours locatif », qui est une solution facile à mettre en application et permettrait d’avoir plus de logements disponibles. L’idée de ce dispositif est de faciliter le changement de logement des ménages dans le parc social, en suivant l’évolution de la composition familiale. Aujourd’hui beaucoup de personnes isolées vivent dans des appartements adaptés pour des familles et qui pourraient leurs bénéficier si les ménages pourraient changer de logements (même de manière contrainte) en cas d’augmentation ou de diminution de la taille du ménage.
Jean-François Krzyzaniak insiste sur l’importance de ne pas oublier les invisibles, tout en indiquant que devenir invisible est aussi un choix fait par les individus, très souvent lié au fait d’être désabusé par rapport à l’aide que les pouvoirs publics peuvent apporter; ce qui a été son cas. D’ailleurs, les « projets de vie » ont trop souvent été pensés par les travailleurs sociaux, sans l’avis des personnes concernées. En prenant de nouveau appui sur son expérience personnelle, il nous dit qu’il a voulu sortir de la rue suite à une agression à l’arme blanche, avec le désir de ne pas mourir dans la rue. Les services intégrés d’accueil et d’orientation (SIAO) ont pu comprendre sa situation et adapter une proposition. Selon Jean-François Krzyzaniak, leur création a empêché aux CHRS d’être des agences de tri. En effet, ce sont dans la grande majorité des situations, les SIAO qui gèrent les orientations vers les hébergements et non plus les centres d’hébergement directement, qui pouvaient plus facilement « choisir » les personnes en fonction de critères rarement transparents.
« C’est parce que j’assume d’avoir été clodo, d’être devenu ensuite SDF, que j’arrive à proposer des solutions aujourd’hui ». Il défend aujourd’hui l’importance de la participation des personnes concernées à tous les niveaux de conception et de mise en œuvre des politiques publiques. Son regard est positif sur l’évolution de cette participation. Les regards ont changé. Les choses ont avancé.
Il remarque ainsi qu’il manque la population carcérale et les données de la prison dans l’enquête présentée par l’intervenant précédent. Selon lui, la surpopulation carcérale est due au sans-abrisme et à une justice qui n’a pas compris que notre société n’était pas inclusive, notamment avec les Mineurs Non Accompagnés (MNA), les personnes issues de la demande d’asile et les « sortants » de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Ces publics vont être plus facilement être mis en prison par les juges et exposés à la récidive.
Les participants au séminaire relèvent l’intérêt d’avoir assisté à des présentations très complémentaires. Des demandes de précisions ont été demandées aux intervenants, notamment sur les catégories employées et une discussion s’est engagée sur la question de la visibilité et de l’invisibilité des sans-abri.
Les prochaines séances sont prévues les :
- Jeudi 20 janvier 2022, de 14h à 16h30 : Les vulnérabilités des sans-abri
- Lundi 31 janvier 2022, de 9h30 à 12h : Quelles prises en charge sanitaire et sociale des sans-abri ?
- Lundi 7 mars 2022, de 9h30 à 12h : Les sans-abri à l’épreuve de la crise sanitaire